Raymond Roussel

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Raymond Roussel

Locus Solus

Selon un texte succinct encadrant le dessin, l’émeraud, aphaniptère parasite de la pyrole calédonienne, plante particulière au centre de l’Écosse, était doué parfois la nuit d’une phosphorescence intermittente qui, ne le touchant en aucun point, créait plus haut que lui, parallèlement à l’ensemble de son individu, une sorte de halo vert. Tant que durait le phénomène lumineux, l’insecte, blanc à l’état naturel, se parait, grâce au reflet de son nimbe, d’une riche nuance émeraude qui justifiait son nom.

Séduite par l’idée de cette auréole, qui, apte sans doute à briller malgré un mince obstacle, lui fournirait, par sa venue miraculeuse au-dessus de tel tarot, une matière à saisissantes conclusions augurales, Félicité fixa son choix sur l’émeraud, dont la forme répondait juste à ses vues.

Sachant que Bazire, en vue de son commerce, avait dans chaque grand centre son pourvoyeur de bouquins, Félicité, désemparée, eut recours à lui pour se procurer ses insectes. Il écrivit à son correspondant d’Édimbourg, qui, après d’obligeantes démarches, lui envoya six pots de terre contenant chacun une pyrole calédonienne cueillie dans la vallée du Tay et pourvue d’une colonie d’émerauds.

Pressenti par Félicité, qui, anxieuse, jugeait que maître en l’art de la fine mécanique il pouvait seul réaliser le prodige rêvé, l’horloger Frenkel, enthousiasmé, offrit son concours gratuit contre l’exclusive propriété de l’idée, qu’il voulait ensuite exploiter lui même.

Le marché fut conclu, et Frenkel, réclamant des émerauds pour guider son travail, reçut une des six pyroles calédoniennes.

Étudiant les insectes des cinq autres plantes, Félicité vit apparaître un soir le halo annoncé. Ardent cercle vert, il étincelait au-dessus d’un aphaniptère, en l’accompagnant dans toute évolution. Peu à peu, chaque émeraud se para d’une semblable auréole, dont le milieu dominait sa tête. Il semblait qu’une cause unique eût provoqué cette illumination générale.

La sibylle, cachant sa lampe, admira le spectacle de ces ronds éblouissants, qui, se croisant de divers côtés, produisaient un éclairage discret, en transmettant leur propre nuance au corps blanc des bestioles.

Quelques minutes plus tard, tous les nimbes s’éteignaient un à un.

Frenkel, avec succès, acheva, comme premier modèle, un rectangle entièrement métallique d’épaisseur inappréciable, symétriquement divisé en huit carrés pareils, qui, se suivant deux par deux, avaient tous un émeraud installé à leur centre. Chaque patte, tendant à se mouvoir, subissait l’étreinte d’une minuscule guêtre de métal, soudée à une bielle actionnant un ensemble de roues couchées à plat dans le sens général de l’objet. Finement dentés, moyeux et pourtours s’emboîtaient à la file, contraignant chaque roue à gagner en vigueur ce qu’elle perdait en vitesse; la première, mue directement par la bielle, tournait sans peine grâce aux remuements de la patte en détresse, alors que, lente et robuste, la dernière, avec une série de piquants plantés dans son moyeu, poussait périodiquement l’extrémité d’une lamelle effilée qui, une fois lâchée, vibrait en rendant un son pur. Individuellement pourvus de six pattes donnant chacune sa note, les huit émerauds couvraient chromatiquement à eux tous cette étendue comprenant quatre septièmes majeures.

En outre, édifié avec le concours d’un harmoniste éclairé, un prodigieux système frénateur de rouages inextricables, régentant les huit zones séparément et dans leur ensemble, s’opposait à la production de toute cacophonie sans exclure aucune combinaison rationnelle et analysable.

L’instrument rappelait en miniature le componium du Conservatoire de Bruxelles.

D’avance réclamé par Félicité, intéressée à préserver ses séances de toute musique anticipée venant des tarots debout dans leur boîte, un infime poids mobile paralysait tous les organes de l’appareil au moindre abandon de l’horizontalité.

Transformé en poche au moyen d’une lame mince qui fouilla toute son épaisseur en s’immisçant par un des bords étroits, un tarot enferma aisément le rectangle métallique, sans que son aspect se modifiât ni que le côté servant de passage ébauchât le moindre bâillement.

Frenkel reproduisit son modèle, et bientôt les tarots, gaines insoupçonnables, eurent tous leur plaque musicale, qui, nantie de huit émerauds, entrait ou sortait sans efforts.

Les résultats artistiques, dans leur pureté inattaquable, avaient l’imprévu souhaité; souvent, sans souci de l’obstacle, des halos brillaient au-dessus de telle surface de carton, soulignant toujours par leur présence, due manifestement à quelque intime volupté auditive des exécutants, les meilleures périodes du concert.

Par les soins de Félicité, tous les insectes étaient réquisitionnés à tour de rôle — puis relâchés dans les six plantes, où ils trouvaient leurs éléments de vie.

La sibylle eut de grands succès avec ses tarots harmonieux, qu’elle employait durant ses séances du soir, pour avoir l’appoint des nimbes verts. Quel que fût le genre musical adopté par les émerauds, la vieille femme, avec sa faconde, en extrayait d’ingénieux corollaires à telle prédiction déjà fournie par la figure même la carte. Quand les auréoles survenaient, elle s’emparait avec avidité du nouveau thème fertile subitement offert à sa verve prophétique.

Joint à l’aspect entièrement normal des tarots, le mystère de ces symphonies spontanées et de ces flamboyantes couronnes aériennes impressionnait les curieux, dont le nombre allait croissant.

Au cours de leurs improvisations, les émerauds, comme sous l’empire d’une hantise, ébauchaient souvent, dans le ton de fa majeur, en s’efforçant vainement de la continuer, certaine mélodie caractéristique remarquée par Félicité. Un touriste anglais, mêlé un soir à l’attroupement habituel, entendit et reconnut — le premier tarot à peine abattu — l’étrange motif tracassant, début d’une cantilène d’outre-Manche qu’il chanta dès lors intégralement. Les émerauds, suivant sa voix pour exécuter avec lui — simultanément dans le registre du soprano et dans celui de la basse, à une distance de deux octaves — l’air tant de fois cherché, créèrent des halos vifs, qui paraissaient trahir, par leur intensité jamais atteinte encore, l’allégresse que procure une suppression d’angoisse. Surpris d’être ainsi copié, l’Anglais, sans se taire, pencha contre la carte son conduit auditif, pour mieux percevoir les sons. Quand il se releva, Félicité, interdite, vit dans la peau de son oreille et de sa joue huit cavités en entonnoir, qui, semblant d’après leur disposition symétrique être le fait des halos, se refermèrent, ignorées de lui, sans laisser aucune trace.

L’Anglais, questionné par la foule, donna l’air pour un chant populaire écossais, intitulé : “The Blue-Bells of Scotland”.

Se rappelant que les émerauds provenaient de l’Écosse, Félicité, la curiosité en éveil, retint l’attestation, qu’elle transmit le lendemain à Bazire, en lui narrant toute l’aventure.

Sur sa prière, le bouquiniste adressa certain questionnaire spécial à son compère d’Édimbourg, dont il reçut bientôt, joints à un exemplaire demandé des Campanules d’Écosse, maints renseignements circonstanciés. On avait cueilli, au bord même du Tay, les six pyroles calédoniennes en un lieu plein de gras pâturages, à proximité d’un banc de pierre où souvent un jeune pâtre allait s’asseoir pour jouer du bagpipe en surveillant de loin ses troupeaux. Refrain favori du jouvenceau, les Campanules d’Écosse — dans leur ton original de fa majeur — revenaient sans cesse, imprégnant les émerauds, qui, dotés plus tard d’un pouvoir musical, s’étaient efforcés d’ébaucher le motif sommeillant dans leur mémoire, jusqu’au jour où, grâce à un guide, ils avaient retrouvé l’œuvre entière. La joie dénoncée alors par l’excessive accentuation de chaque auréole devait s’attribuer à l’enivrante évocation fugitive de leur froid climat natal, qui, dans une atmosphère nouvelle, trop douce pour eux, leur inspirait sans doute quelque regret nostalgique.

Hantée par le plus impressionnant détail de l’aventure du touriste anglais, Félicité, chantant elle-même en fa aux émerauds — prompts à le jouer dès lors à sa suite dans le bas en même temps que dans le haut — l’air des Campanules d’Écosse appris par cœur, obtint à volonté des halos aveuglants, qui creusaient mystérieusement sans douleur la peau de ses mains exposées au-dessus d’eux. Le ton original était favorable à l’unanime resplendissement des halos, en permettant aux huit émerauds d’un même tarot d’être tous militants.

À ses séances, entonnant la mélodie sous forme d’incantation, elle utilisait pour ses prophéties outre la vigueur lumineuse des nimbes, l’énigmatique et passagère apparition de ses cavités manuelles, vaticinant d’après leur profondeur ou leur façon de se refermer.

Seuls les halos provoqués par l’exécution des Campanules d’Écosse, pour lesquelles jamais les insectes ne purent se passer de guide, avaient la force d’entamer un épiderme.

Intrigué par la présence même des nimbes et surtout par leur secrète faculté perforatrice, Canterel se promit d’étudier de près les émerauds, qui, mentionnés brièvement dans les livres, avaient échappé jusqu’alors aux sérieuses investigations des naturalistes.

Un soir, examinant un halo à travers une sorte de loupe d’horloger fixée à son orbite — pendant que, pour lui seul, Félicité, de sa vieille voix, soufflait efficacement les Campanules d’Écosse aux huit émerauds d’un rectangle musical dégainé — il découvrit, tournant rapidement en sens contraires, deux cônes lumineux presque inexistants, qui, joints par leurs bases, se tenaient debout en équilibre — une pointe sur la tête d’un des insectes, l’autre en l’air. Le cône inférieur était uniformément bleu, le plus haut entièrement jaune.

Engendrée sans dégradation par les deux cercles se frôlant à rebours et douée de sa riche nuance verte par l’amalgame du jaune et du bleu, l’auréole, qui, mince et définie, restait fixe vu la neutralisation des deux mouvements, contrastait par son éclat superbe avec la faiblesse des cônes, totalement absents pour l’œil nu.

Prenant un émeraud mort pour le disséquer, Canterel trouva dans la tête, debout aussi et base contre base, deux imperceptibles cônes blancs en matière sèche et dure, adhérant par leurs pointes respectives aux deux pôles d’un minuscule réduit sphérique, dans le haut duquel son scalpel venait d’ouvrir une fenêtre latérale.

Le maître, devinant tout, lança en place voulue un fort courant électrique, et les cônes blancs, suivant ses prévisions, pivotèrent en sens opposés. En même temps, un halo d’ardeur moyenne se forma juste au-dessus d’eux, provenant de deux cônes radiants que la loupe révéla.

L’énigme, dès lors, était résolue. Sous l’empire d’un contentement momentané, les émerauds, par l’effet de quelque subtile innervation, élançaient les cônes blancs, qui aussitôt projetaient en l’air, non sans l’amplifier fortement, une rayonnante image d’eux-mêmes. C’était grâce à une certaine grosseur débordante de l’aérienne substance brillante que les deux bases factices se frôlaient — celles des cônes réels demeurant seulement proches voisines.

Pour Canterel, l’apparition des halos, tout en servant à manifester, à la manière du ronron des chats, un bien-être quelconque, devait avoir en principe, comme la phosphorescence des vers luisants, une signification amoureuse et constituer une sorte d’appel en vue de l’accouplement.

Le maître poussa plus loin ses investigations anatomiques. La pointe de chaque cône réel, franchissant une ouverture du réduit sphérique, tenait au centre d’un libre petit disque blanc extérieur, parallèle au plan du halo et enceint d’une haie circulaire de filaments nerveux qui, courtes ramifications d’une seule fibre, déterminaient, au moyen de leur influence magnétique, un mouvement giratoire rappelant, par son origine, celui des moteurs électriques. Le disque, dès qu’il tournait, transmettait son élan au cône, qui ne faisait qu’un avec lui.

Rayant avec intention — l’orbite toujours garnie — le cône inférieur à l’aide d’une pointe d’acier, Canterel, comme il s’y attendait, vit briller au-dessus de l’émeraud mort une raie bleue photogène, pareille, en plus grand, à la brusque éraflure. Éprouvé de même, le cône supérieur donna plus haut, en jaune, un résultat identique.

Traçant alors des stries en sens divers, le maître obtint subitement sous forme de minces clartés dans l’espace — en bleu ou en jaune suivant le cône attaqué — des reproductions de tous ses primitifs dessins, exactes dans leur augmentation.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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