Locus Solus

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Raymond Roussel

Locus Solus

Le lendemain, avec un tranchant de ses ciseaux, le fou tailla dans un morceau de lard gras, apporté sur sa demande et bien asséché, une petite règle qu’il transforma en toise de poupée par des divisions rouges faites au pinceau sur une de ses faces.

Avec cette toise et les derniers articles reçus il se livra laborieusement à des pratiques délicates qui, basées sur d’effrayants calculs de distance et de chaleur, tendaient à imprimer dans certaine cire verte des marques génératrices de verbe déclamatoire ou musical.

Objet d’une préférence judicieuse qui fournissait un nouvel indice d’acheminement vers la raison, le lard, vu son élasticité un peu résistante, possédait, plus que toute autre matière, les qualités présentement souhaitables.

Le seul but de l’infortuné, ainsi qu’en témoignaient ses incohérents soliloques, était de reproduire la voix de sa fille telle que l’avaient révélée à son oreille attentive les efforts qu’aux derniers temps de sa vie elle faisait déjà pour parler. Avec une infinie variété de timbres et d’intonations, il créait toutes sortes d’organes dans des fragments de discours ou de mélodies, espérant trouver fortuitement, parmi tant d’éléments, une sonorité indicatrice apte à le mettre en bon chemin.

Là encore intervenait, en se combinant avec son idée fixe, le génie scientifique du personnage qu’il croyait être.

Comme entre-temps il travaillait à sa layette, le métal rouillé de deux aiguilles dissemblables, ornant respectivement un fin manche de bois et une membrane vibrante, dut faire place à de l’or inaltérable.

Un soir, Lucius décrivit et réclama certain lourd bibelot ancien, associé dans sa pensée au baptême de son enfant.

Jadis, en Égypte, les prêtres coptes, pour officier, avaient, en guise d’aide-mémoire facile à retourner à un moment donné, un ais de sycomore qui, dressé sur le coté de l’autel, portait sur ses deux faces le texte de la messe gravé dans leur langue.

Pieusement considéré comme l’esprit du saint sacrifice parce qu’en puissance il en contenait le verbe, l’ais, après avoir servi, était glissé avec soin dans un fourreau de soie orné du mot « Mens » gracieusement brodé parmi différentes enjolivures.

Lucius avait donné à Florine, en souvenir du baptême de Gillette, un ais de ce genre, découvert, avec son fourreau intact, dans la montre d’un antiquaire.

Ais et fourreau furent remis au malade, qui souvent les mania, souriant à ces objets de prix, évocateurs d’un jour de fête consacré à sa fille.

Glorifiant la méthode de Canterel, des phases de parfait entendement sans cesse plus fréquentes vouaient le fou à une sûre et complète guérison.

À ce moment un cri de Lucius nous attira vers la chambre, et bientôt nous étions tous, derechef, rangés devant la grille rouillée aux gonds d’or.

Sur la tablette verte on voyait une nouvelle ligne de marques, évidemment dues comme les autres, d’après leur aspect et leur fondu, au poinçon et à la petite toise aidés de la lampe et de l’as de carreau.

Très agité, Lucius fit glisser sur la ligne récente la pointe de l’aiguille reproductrice, et de l’extrême fond du cornet sortit sur la voyelle “a” une longue syllabe joviale, qui, rappelant les débuts souriants des très jeunes enfants avides de parler, ressemblait fort au modèle fourni par la fin du motif : “Ô Rébecca…”

Le dément poussa un second cri, pareil à celui qu’avait sans doute provoqué tout à l’heure une première audition du joyeux accent. Éperdu à la pensée d’avoir touché au but, il murmura :

« Sa voix… c’est sa voix… la voix de ma fille !… »

Puis, haletant, il adressa comme à une présente ces paroles de tendresse :

« C’est toi, ma Gillette… Ils ne t’ont pas tuée… Tu es là… près de moi… Dis, ma chérie… »

Et, entre ces phrases entrecoupées, l’ébauche de mot, qu’il reproduisait sans cesse, revenait ainsi qu’une réponse.

Canterel, parlant bas, nous emmena au loin sans bruit pour laisser en paix s’accomplir cette crise salutaire. Il félicita Malvina d’avoir déterminé, par son chant, un heureux événement susceptible de hâter le rétablissement du malade — puis nous fit accomplir, par un nouveau sentier, une assez longue descente.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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