Locus Solus

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Raymond Roussel

Locus Solus

Une cinquième fusée, due à un nouveau flacon, donna un point de surjet, en enfermant de côté sans espace, dans ses spires assez larges, la ligne extérieure marquée par deux bords de toile exactement collés l’un à l’autre.

La formation des deux boules d’arrêt et le phénomène d’assouplissement ne manquaient jamais de s’accomplir.

Le coup d’œil infaillible, Lucius, observant chaque fois de subtiles différences, imbibait le haut de la tige sur une minuscule fraction, en se basant, sans erreur, d’après un calcul de proportions, sur le parcours perforant dévolu à telle fusée plus ou moins directe.

Une fusée issue d’une sixième fiole réalisa dans le linge un point de chausson, en rappelant, par ses prodigieux zigzags, ces folles élucubrations pyrotechniques déroutantes par leurs chaotiques montées largement oscillatoires effectuées dans les airs parmi les détonations. Toutes les fusées, d’ailleurs, ressemblaient, en extrême réduction, à certaines pièces d’artifice compliquées, génératrices de courbes multiples, de spires ou de lignes brisées.

L’instantanéité de chaque couture montrait l’excellence écrasante de cette méthode, qui eût permis à une ouvrière de centupler la besogne quotidienne obtenue avec la meilleure machine à coudre.

Après avoir poursuivi un moment son travail en recourant aux six mêmes flacons, Lucius, pris de lassitude, s’arrêta devant la tige blanche maintenant très raccourcie.

En se tournant par hasard, il sembla nous apercevoir pour la première fois et, s’approchant, dit à travers la grille ce seul mot :

« Chantez. »

Le maître pria aussitôt la cantatrice Malvina, mêlée à notre groupe, d’exécuter une phrase lyrique pour satisfaire le caprice du fou. Créatrice d’un rôle de confidente dans Abimélech, récent opéra biblique, Malvina commença presque au sommet du registre aigu : « Ô Rébecca… »

L’interrompant brusquement, Lucius lui fit longtemps répéter le même fragment, prêtant surtout l’oreille aux vibrations très pures de la dernière note.

Puis il alla s’asseoir à droite, face à nous, devant un guéridon supportant ces divers objets :

1° Une lampe actuellement sans lumière.

2° Un étroit poinçon à aiguille d’or prodigieusement ténue.

3° Une petite règle de quelques centimètres, tout en lard, montrant sur un de ses cotés six divisions principales, qui, marquées par de forts traits numérotés, contenaient chacune douze subdivisions indiquées en lignes plus fines et plus courtes. Raies et chiffres tranchaient par leur couleur rouge vif sur le gris blanchâtre du lard. L’ustensile, délicatement exécuté, reproduisait en miniature l’ancienne toise, divisée en six pieds et soixante-douze pouces.

4° Une mince tablette verte et carrée faite en quelque cire durcie.

5° Un appareil acoustique fort simple consistant en une courte aiguille d’or adaptée à une membrane ronde pourvue d’un cornet.

6° Une petite feuille rectangulaire de carton blanc, dont une ouverture centrale enserrait juste, dans ses bords imperceptible ment dédoublés, un grenat plat et facetté, qui, taillé en losange, donnait à l’ensemble une apparence d’as de carreau.

Lucius appuya sur le milieu de la tablette verte, posée à plat devant lui, la petite toise prise par les deux extrémités entre le pouce et l’index de sa main gauche — et comprimée dans le sens de la longueur de manière à froncer, en les raccourcissant, les divisions et subdivisions, directement offertes à ses regards.

Choisissant avec grand soin, par l’examen des traits rouges, différentes places sur une même ligne, il fit avec le poinçon, tenu verticalement dans sa main droite, sept marques superficielles dans la cire, en accotant l’aiguille contre le lard.

Ces jalons établis, Lucius détendit légèrement la crispation de ses deux doigts, laissant la toise élastique donner, en s’allongeant d’elle-même, un peu plus d’ampleur à ses mesures. Puis il inter posa dans la surface verte de nouvelles marques parmi les premières, en procédant de façon identique.

Longtemps encore, serrant chaque fois à des degrés divers la toise souvent très rapetissée, le fou poursuivit sa tâche, interrogeant les subdivisions rouges pour attaquer faiblement la cire au poinçon en des portions vierges de la même zone rectiligne, non sans variantes subtiles dans les genres d’attouchements.

Finalement la tablette verte présenta une courte et mince raie droite, formée de piqûres minuscules rappelant celles des rouleaux de phonographe impressionnés par une voix.

Sur un désir manifesté par Lucius, prompt à ranger toise et poinçon, le gardien flamba une allumette, en s’approchant de la lampe.

Pendant que la flamme envahissait la mèche, Canterel, le bras glissé entre deux barreaux, prit à gauche contre la paroi, pour le ramener jusqu’à lui, un fourreau de soie fanée, long et plat, dont un coté portait, en vieille broderie, le mot latin “Mens” entouré d’emblèmes religieux et de fleurs. Il en tira un ais fort ancien et nous montra, couvrant les deux faces du bois, le texte complet de la messe finement gravé en caractères coptes.

Bientôt, remis dans sa gaine et repassé à travers la grille, l’ais s’accotait de nouveau contre le mur.

Par un simple déclenchement, le gardien ébranla certain mécanisme dans la lampe allumée, qui dès lors jeta de violents éclats fugitifs, régulièrement séparés par trois secondes de quasi-extinction.

La tablette verte dans sa main gauche, très éloignée, le bas de l’as de carreau entre les doigts de l’autre, plus proche, Lucius, le dos à la lampe, leva les bras, en se tournant un peu vers la droite.

Vu par nous de profil perdu, il dressa parallèlement les deux objets l’un derrière l’autre, l’as formant écran entre la flamme et la tablette.

Au premier éclat, dans le jour baissant, le grenat projeta vers le fond de la chambre de microscopiques points de lumière rouge fort écartés, qui, dus aux facettes et mis en valeur par l’ombre environnante du carton, offraient, grâce à la plus ou moins grande pureté des diverses régions du joyau, de notables différences d’intensité.

Bougeant l’étrange carte, Lucius braqua un de ces points, vite choisi, sur la plus haute marque de la tablette, pour l’y maintenir pendant les trois éclats suivants.

Les points s’escamotaient sans trace entre les éclats. Toutes les marques provenant du poinçon furent ainsi éclairées tour à tour par Lucius, qui, élisant pour chacune tel point lumineux plus ou moins puissant, variait de un à quinze le nombre d’éclats utilisés. Parfois deux ou plusieurs points servaient successivement pour la même marque.

Canterel commenta la besogne du fou.

Chargé d’un minutieux modelage favorisé par l’amalgame voulu du rouge et du vert, chaque point ardent, par sa légère chaleur, amollissait imperceptiblement la cire de la marque visée, parachevant ainsi le premier travail en perfectionnant la qualité future de sonorités en germe.

Se retournant vers nous pour ranger son as, Lucius, posant la tablette verte à plat sur le guéridon, saisit l’appareil acoustique, dont il promena doucement l’aiguille d’or presque verticale sur la ligne que formaient les marques. La pointe, remuant sur ce chemin rugueux, transmit maintes vibrations à la membrane, et, s’échappant du cornet, une voix de femme, pareille à celle de Malvina, chanta clairement sur les notes demandées : “Ô Rébecca…” Par le procédé soumis à nos yeux, le fou, paraissait-il, créait artificiellement toutes sortes de voix humaines. Cherchant à retrouver celle émise par sa fille dans de premières ébauches oratoires, il multipliait les épreuves, comptant découvrir par hasard quelque timbre qui, se rapprochant de son idéal, l’aiguillerait vers la réussite. C’est pourquoi, prononçant ce mot : « Chantez », il s’était hâté de reproduire le modèle fourni par Malvina.

Pilotant derechef l’aiguille d’or sur la ligne, Lucius fit réentendre plusieurs fois la phrase : « Ô Rébecca… », dont la dernière note le plongeait dans une agitation angoissée. S’en tenant à la fin du parcours, il s’offrit à satiété la seconde moitié du son ultime et, violemment ému, nous chassa d’un signe.

Canterel nous entraîna hors de la vue de Lucius, qui désirait sans nul doute poursuivre attentivement dans la solitude ses recherches obsédantes, en utilisant comme nouvelle base les vibrations ressassées l’instant d’avant.

Voulant rester à portée de la voix du gardien pour le cas d’une alerte rendue plausible par la présente exaltation du fou, le maître, errant avec nous derrière la chambre grillée, narra de pénibles événements.

Une jeune visiteuse, Florine Égroizard, suppliant un jour Canterel d’employer sa science illustre à sauver son mari, qui, devenu fou à la suite d’un malheur brusque, lassait depuis deux ans les plus grands spécialistes, avait fait en pleurant un émouvant récit.

Membre fanatique d’une société italienne vouée exclusivement au culte de Léonard de Vinci, le malade, Lucius Égroizard, s’occupait simultanément jadis d’art et de science, afin de suivre, fût-ce de très loin, l’exemple, unique dans l’histoire, fourni par son idole. Peintre et sculpteur de talent, il avait, comme savant, fait de précieuses découvertes.

Tendres époux, Florine et Lucius connurent l’absolu bonheur lorsque après dix années de cruelle attente la naissance de leur fille Gillette combla leurs vœux les plus ardents. Négligeant ses travaux, le père, durant des heures, épiait les sourires joyeux et les premiers murmures de l’enfant si longtemps désirée.

Un an plus tard, Lucius emmena Florine et Gillette à Londres, où l’appelait une intéressante commande de portraits et de bustes.

Deux fois la semaine il se rendait dans une somptueuse résidence du comté de Kent, afin de peindre une jeune châtelaine, lady Rashleigh. Un jour, sur un souhait que celle-ci avait gracieusement formulé, il se fit accompagner de Florine portant Gillette qu’elle nourrissait de son propre lait.

Objet d’un affectueux accueil, Florine, guidée par lord Rashleigh, admira en détail le parc et le château, pendant que Lucius travaillait, son modèle sous les yeux.

Retenus à dîner, les visiteurs, qu’une quinzaine de kilomètres séparaient de la plus proche gare de village, montèrent vers dix heures dans un coupé de leurs hôtes.

À mi-route, durant la traversée d’un bois épais, on entendit maintes voix avinées hurler en chœur, à l’apparition de la voiture, le chant de ralliement de la Red-Gang, et les chevaux furent arrêtés par une troupe de rôdeurs plus ou moins ivres.

Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

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