Raymond Roussel | |
Page: .24./.44. Raymond RousselLocus SolusAppréhendé au cours d’une de ses studieuses marches sous bois, Roland fut conduit au campement des maraudeurs. Quentin se garda de paraître, car le captif, songeant qu’un de ses familiers ne pouvait ignorer la particularité du cob, eût, en le voyant, flairé le piège véritable. S’adressant à Roland en le nommant, Ruscassier lui donna le choix entre la mort et l’immédiate autoruine, désignant le fameux parchemin, préparé avec une écritoire sur un ballot servant de table. Comme on s’y attendait, le prisonnier, pour avoir la vie sauve, subit sans peine des exigences qu’il jugeait sans portée réelle et, s’agenouillant devant le ballot, se dit prêt à écrire. Sur une injonction précise, dont Quentin était l’instigateur, Roland, qui, ayant des enfants, ne pouvait légalement faire abandon de ses richesses, reconnut, par cédule, devoir à Ruscassier huit cent mille livres, somme représentant, selon des dires autorisés, la totalité de son avoir. D’avance, dans un écrit en bonne forme, Ruscassier avait déclaré que Quentin possédait moitié de la créance. Roland signa son nom au bas de l’acte, en tête duquel, guetté par Ruscassier, il avait dû, pour se soumettre à une catégorique prescription de la loi, tracer, en manière de titre, le mot « Cédule ». Après avoir juré, par contrainte, qu’il s’abstiendrait du moindre essai de représailles contre les auteurs du complot, Roland recouvra sa liberté. Le lendemain, assis à sa table de travail, il annotait un de ses auteurs scientifiques préférés, lorsqu’on lui annonça Ruscassier. Introduit sur son ordre, celui-ci réclama son dû, en parlant de la cédule qu’il tenait à la main. Roland voulut, pour prendre une innocente revanche, faire avec quelque moquerie à son oppresseur de la veille, dont il escomptait joyeusement la déconvenue, les révélations concernant le cob traditionnel. Continuant ses annotations sans même tourner la tête vers Ruscassier, qui, debout devant la porte refermée, se trouvait juste à sa droite, il dit ironiquement : « Vraiment… une cédule ?… Qu’offre-t-elle comme signature ?… — Un cob », répondit Ruscassier. Sur ce dernier mot, qui lui notifiait sa ruine complète et celle des siens, Roland tourna la tête vers son interlocuteur avec une formidable violence et ressentit aussitôt, accompagnée d’un rapide et instinctif geste de secours, une fugitive douleur dans la nuque à l’endroit précis de la triple lettre aimantée. Sans en faire cas, il se leva pour marcher, livide, jusqu’à Ruscassier et vit son cob authentique sur le terrible parchemin, qui, bien redressé sans traces de pli ni de colle, lui apparut clairement comme l’un des blancs-seings confiés à Dourtois. Quoi qu’il en fût, mise sous un texte écrit de sa main, cette signature — que depuis sa fondation, vieille de trois cents ans, aucun des siens n’avait jamais reniée — constituait à son gré un engagement formel, auquel, selon les prévisions de Quentin, il comptait faire aveuglément honneur, sans même invoquer le cas d’obtention par violence. Congédiant Ruscassier avec promesse de paiement rapide, il manda Dourtois. Une fois instruit des événements, l’intendant, resongeant à l’incendie d’abord attribué au hasard, soupçonna Quentin, qui, interrogé, avoua tout cyniquement et, rappelant avec arrogance qu’un serment obligeait Roland a rester neutre vis-à-vis des coupables, fut simplement chassé sur l’heure. Roland, anéanti, réalisa tous ses biens et paya les huit cent mille livres à Ruscassier, forcé de partager avec Quentin. Retiré avec les siens dans la ville de Souvigny, Roland, pauvre, se livra plus ardemment que jamais à l’étude des sciences et donna, pour vivre, des leçons de physique ou de chimie. Souvent, intrigué, l’ex-châtelain repensait, non sans en chercher la cause, à cette douleur qu’il avait, pour la première fois de sa vie, éprouvée à la nuque dans la seconde terrible où le mot cob était tombé des lèvres de Ruscassier. En recommençant, avec la même brusquerie fabuleuse, le mouvement de tête effectué alors, il parvenait parfois à s’infliger la mystérieuse souffrance en jeu. Mais nombreux étaient les cas où le tic, malgré toute la violence mise, demeurait indolore. À la longue, Roland découvrit que la venue ou le défaut du mal dépendait du point de l’espace auquel il faisait face. Multipliant dès lors les expériences, il fut contraint d’admettre finalement, malgré les révoltes opiniâtres de sa raison, cette conclusion incroyable : en n’importe quel lieu clos ou découvert, quand, se trouvant vis-à-vis le nord, il tournait subite ment la tête soit à l’est, soit à l’ouest, la sensation apparaissait — alors qu’une orientation initiale de sa personne vers tous autres points cardinaux laissait sans nul effet ses plus prestes pivotements céphaliques. Roland se rappela qu’effectivement il avait juste devant lui certaine fenêtre en pan coupé donnant au nord, lors de la fatale visite de Ruscassier, debout à sa droite. Consistant en de nombreux picotements nettement localisés, la douleur provenait évidemment des multitudes de pointes aimantées qu’offrait le monogramme de la nuque. Roland, songeant au mode d’introduction jadis employé par Oberthur, savait que les minuscules aiguilles, quand il se tenait droit, étaient placées dans sa peau perpendiculairement à un plan vertical qui eût touché ses deux épaules. La connaissance de ce fait, jointe à ses observations sans nombre, le conduisit, à force de méditations investigatrices, aux termes de cette hypothèse, qui, bien qu’obstinément rejetée par lui pour son étrangeté inadmissible, s’imposait victorieuse ment comme cadrant seule avec toutes choses : la pointe aimantée des aiguilles subissait une mystérieuse attirance vers le nord. Quand Roland se postait de manière à fixer le septentrion, toutes les pointes, directement sollicitées en avant, opposaient, dès qu’un brutal mouvement du cou les entraînait ailleurs, une certaine résistance d’où naissait le picotement pénible — logiquement absent dans chaque autre cas. Roland avait bien démêlé la cause réelle de sa capricieuse douleur. Ses notions d’homme du XIIe siècle, toutefois, le forçaient à se débattre craintivement contre la nouveauté trop hardie d’une vérité à ce point inouïe, qui le pénétrait d’une secrète joie en s’affermissant de plus en plus dans son esprit, enivré par le pressentiment d’une prodigieuse trouvaille. Pour éprouver la justesse de sa théorie, il emplit d’eau un récipient — et posa transversalement sur deux petits fétus de paille parallèles, flottant à la surface, une longue aiguille aimantée, dès lors pourvue d’une parfaite liberté d’évolutions. Et Roland, ébloui par la grandeur de sa découverte, dont il entrevoyait les sublimes conséquences maritimes, put constater, le cœur palpitant, que l’aiguille, déplacée en n’importe quel sens, ramenait toujours, pour l’y maintenir fixement, sa pointe vers le nord. Il porta au roi Louis VII son invention gigantesque, apte à faire réaliser tant de progrès à la navigation, à sauver des flots tant de vies humaines, à conduire au relèvement de tant d’étonnantes terres encore inconnues. Enthousiasmé, le souverain, en récompense, lui donna une fortune. On eut dès lors, à bord de chaque navire, une aiguille aimantée qui montrait le nord, soutenue par deux fétus de paille sur l’eau d’une fiole à demi pleine. Appelé marinette, cet instrument primitif était l’ancêtre du compas véritable, qui n’apparut, muni d’une rose des vents, que trois siècles plus tard. Ayant racheté son château, Roland, riche à nouveau, se mit à bénir les étranges circonstances de son désastre, sans lesquelles jamais il n’eût fait sa découverte immortelle. Seul, en effet, un mouvement de tête d’une fantastique brusquerie parvenait à provoquer la douleur de nuque. Or, pour déterminer fortuitement pareille fougue, il ne fallait rien moins que l’annonce brutale, faite à une âme sereine, d’une ruine complète et sans recours. Par un bizarre enchaînement de faits, la perception du monosyllabe cob avait, d’un seul coup, plongé Roland, confiant et ironique, jus qu’au fond du plus sombre abîme. Un mot plus long eût peut-être amené moins d’instantanéité dans le phénomène psychique et, partant, dans le fameux pivotement de tête, dès lors incapable d’engendrer le mal révélateur. Quant aux deux complices, Ruscassier et Quentin, bientôt réduits à rien par le jeu et les bombances, ils s’étaient fait incarcérer pour de nouveaux délits. Sur ce sujet, le dramaturge Eustache Miécaze avait bâti une vivante pièce. Dans un prologue, le savant Oberthur tirait l’horoscope de Roland nouveau-né tenu par son père — puis préparait, non sans en expliquer les secrets et le but, l’opération sous-occipitale, qui ne commençait qu’au baisser du rideau. Cinq actes, situés un quart de siècle plus tard, évoquaient ensuite, dans leurs moindres détails, la tragique aventure du blanc-seing et ses conséquences d’abord funestes, mais finalement radieuses. Revêtu d’un costume à col bas, laissant voir en gris foncé dans sa nuque l’interne monogramme stellaire, dû en réalité à un faible maquillage extérieur, Lauze avait maintes fois joué avec grand succès le rôle de Roland — personnage complexe, tour à tour saturé de calme bonheur familial auprès de son épouse et de ses fils, effondré sous le coup de ses revers, courageux dans le malheur, hanté par la gestation de sa noble découverte — enfin ivre de légitime gloire. Mort, il rejouait facticement le plus marquant épisode du drame, celui où le mot cob, jeté par Ruscassier tenant la cédule, devenait la cause indirecte de certaine douleur postérieure du cou, si grosse d’éternelles conséquences mondiales. Attentif à jeter juste au moment voulu, pour que l’illustre mouvement de tête eût bien l’air d’en résulter, la dernière des deux syllabes composant sa réponse, un figurant se chargea du rôle de Ruscassier, et tout fut mis en œuvre — accessoires et décor, costumes exacts et maquillage spécial de la nuque du cadavre — pour donner à la fille de l’acteur, pleine de fanatisme dans sa piété admirative, la parfaite illusion de revoir son père en scène. 4° Un enfant de sept ans emporté par la typhoïde, Hubert Scellos, dont la mère, jeune veuve désormais seule au monde et assaillie d’idées de suicide, ne différait l’exécution de ses tragiques projets que pour s’accorder la cruelle joie de voir une existence mensongère déroidir un moment le corps de son fils. Une émotion poignante s’empara de la malheureuse quand elle comprit que l’enfant revivait les minutes où, pour lui souhaiter sa dernière fête, il avait, assis sur ses genoux, récité, en la fixant tendrement, le Virelai cousu de Ronsard. En cette œuvre qui atteint l’absolue perfection — touchant hymne d’amour filial qu’un oiselet, exaltant les bienfaits reçus à toute heure, est censé adresser à sa mère — le poète obtient d’intensives expressions de pensées, dues à une précision lapidaire dans l’agencement des mots. Or, au XVIe siècle, les termes cousu et décousu s’appliquaient tous deux au style, soit marmoréen, soit relâché, alors que le dernier seul, de nos jours, garde encore son sens figuré. De là le surnom admiratif spontanément décerné par les masses, dès son apparition, au célèbre virelai en cause, chef d’œuvre de cohérente concision. Tant de recherche et de densité rendant les vers durs à retenir, Hubert Scellos, pour tout se mettre en tête, avait fourni de violents efforts préoccupants, qui expliquaient la réminiscence post vitam. Cette récitation, dont le gracieux défunt s’acquittait sans faute en joignant à l’intonation juste des gestes montrés et bien compris, n’avait demandé, comme mise en scène, qu’une simple chaise — sur laquelle, sans admettre la pensée de se faire remplacer, la pauvre mère, chaudement couverte, venait s’asseoir, pour prêter l’asile de ses genoux et goûter ainsi un plus complet bonheur illusoire. Raymond RousselLocus Solus: Passage à videPage: .24./.44. |