Raymond Roussel

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Raymond Roussel

Locus Solus

Sur la fin de sa vie, Wagner, dont l’œuvre enfin connue et comprise devenait déjà la proie d’une foule de plagiaires sans scrupules, se plaisait à narrer l’anecdote — avouant que la pré diction, alors si bien réalisée, avait eu sur toute sa carrière une influence bienfaisante, en lui fournissant un encouragement superstitieux durant les interminables années de déconvenues et de luttes stériles où le désespoir s’était souvent emparé de lui.

Son choix arrêté sur ces divers matériaux, Canterel fit exécuter les ludions suivant certaines indications précises.

Muni d’une base judicieusement lestée en vue d’un constant équilibre, chacun d’eux devait avoir une petite cavité intérieure, garnie d’un métal spécial fait pour capter et isoler chimiquement, en son voisinage immédiat, la dose supplémentaire d’oxygène éparse dans l’aqua-micans. Peu à peu l’excavation, en se remplissant de gaz, allégerait le ludion, qui, du fond, monterait de lui-même vers la surface. Mais, à une certaine tension, l’oxygène, dix secondes juste après le début calculé de la phase ascensionnelle, forcerait l’antre minuscule — dont la partie supérieure, en se soulevant momentanément comme un couvercle pour livrer passage vers le dehors à la bulle tout entière, ébranlerait certain mécanisme déterminant un agissement quelconque du ludion en rapport avec le fait inspirateur. L’alvéole une fois dépourvu d’air, le sujet descendrait par l’effet de son propre poids, et l’oxygène, prompt à se reformer intérieurement, provoquerait avant peu un nouvel envolement.

Quelques-unes des manifestations automatiques à obtenir réclamaient un agencement particulièrement délicat. Ainsi, pour l’apparition du signe lumineux sur le front de Pilate, l’allumage passager d’une petite lampe électrique interne devenait nécessaire. Le mot “Dubito”, en qui se concentrait toute l’importance du récit touchant Voltaire, se trouverait projeté hors des lèvres entrouvertes du grand penseur sous l’aspect de nombreux globules d’air, qui, habilement groupés dans un ordre calligraphique, ne seraient autres que la bulle elle-même très divisée. Pour imiter une sueur sanglante, le mécanisme adapté au nain Pizzighini expulserait à chaque manœuvre, par une foule d’exutoires, telle quantité minime de certaine poudre rouge, qui, prise à une abondante provision intérieure colorerait l’eau pendant un moment, pour disparaître aussitôt grâce à un phénomène de complète dissolution. Dans la coupe du charlatan de Leipzig, une fausse limaille de fer se sillonnerait suivant la figure voulue, aux trois secousses du doigt percuteur.

Ces différents points élucidés, Canterel songea qu’il n’avait pas encore goûté son eau. Il en fabriqua donc une petite réserve spéciale destinée à une ingurgitation attentive.

Une fois versée, l’aqua-micans, pareille à du diamant fluide, semblait faite pour réjouir un gosier altéré; le maître, dès les premières gorgées, lui découvrit une légèreté remarquable et une saveur très fine; avidement il absorba trois verres consécutifs de l’étincelant breuvage, dont l’oxygénation excessive lui procura une griserie particulière.

Canterel voulut alors savoir quel genre de sensations il éprouverait en ajoutant l’ivresse du vin à son ébriété présente.

Il se fit apporter un sauternes très capiteux et commença d’en remplir le verre qui venait de lui servir; mais un peu d’eau restait au fond, et le maître s’arrêta en voyant le premier flot de vin blanc s’y changer immédiatement en un bloc compact; l’onde bizarre prêtait son prodigieux éclat au nouveau solide immerge, qui, vu sa teinte, prenait une fulguration de soleil. La composition de l’aqua-micans empêchait tout mélange des deux liquides, et une soudaine oxygénation déterminait le durcissement du bordeaux.

Canterel, maniant le bloc avec ses doigts, le trouva fort malléable.

Oubliant l’expérience de double enivrement récemment conçue, il forma un projet basé sur la souplesse docile et sur l’irradiation solaire du vin massif.

Il se livrait depuis peu à de multiples essais d’acclimatation, s’efforçant notamment d’habituer certains poissons de mer à vivre dans l’eau douce.

Une très lente dessalaison progressive du liquide natal, momentanément suspendue au moindre trouble organique remarqué chez les sujets en cause, constituait son seul procédé, qui pour réussir exigeait beaucoup de patience et de doigté.

Canterel avait d’abord triomphé avec un groupe d’hippocampes, dont l’adaptation était déjà complète. Trois sur dix avaient succombé au cours de la périlleuse accoutumance, mais désormais les sept survivants occupaient définitivement, sans malaise ni révolte, un bocal d’eau naturelle.

Le maître se proposa de les immerger dans le grand diamant, pour leur faire traîner une sphère qui, faite en sauternes solidifié, aurait, grâce aux feux que lui prêterait l’aqua-micans, l’apparence exacte d’un soleil en miniature; l’ensemble évoquerait ainsi une espèce de char d’Apollon aquatique.

Tout d’abord il plongea seuls, à titre d’essai, les hippocampes dans le récipient facetté, pour voir si quelque particularité de l’eau nouvelle n’était pas préjudiciable à leur nature.

Or, au bout d’un moment, les gracieux animaux, manifestant de grandes souffrances, cherchèrent à fuir de tous côtés l’aqua-micans.

Canterel comprit soudain la cause très simple de leur angoisse, tout en se reprochant de n’avoir pas prévu l’incident; convenant à la respiration d’êtres purement terrestres, le liquide spéculaire était forcément trop oxygéné pour des créatures aquatiques, et les hippocampes n’y couraient pas moins de dangers qu’à l’air libre.

Au moyen d’une pêchette, le maître se hâta de les réintégrer dans leur bocal.

Puis, cherchant quelque remède contre l’énorme inconvénient destructeur de tous ses projets, il voulut traverser chaque poitrail avec une sorte de séton, qui, en maintenant toujours deux ouvertures praticables, laisserait échapper l’excès d’oxygène formé dans l’organisme des chevaux marins.

D’abord tentée sur un seul hippocampe muni d’un séton provisoire, l’expérience eut le plus entier succès; des bulles légères se frayaient de force un passage par les deux orifices nouveaux dès qu’on plongeait dans l’aqua-micans l’animal opéré qui, n’éprouvant aucune gêne, se mouvait paisiblement parmi l’étincellement des reflets. Dans l’eau ordinaire, les bords du double exutoire, cessant d’être expulsés par un trop-plein d’air intérieur, adhéraient complètement au séton et, de chaque côté, la fermeture devenait hermétique.

Canterel, qui cherchait un mode d’attelage pour l’emblème mythologique projeté, résolut d’utiliser chaque séton à deux fins en lui donnant la longueur nécessaire à l’agrippement de la sphère vineuse.

L’équipage devant, dans sa pensée, faire gracieusement le tour intérieur du diamant, il se proposa de corser le spectacle en instituant la première course de chevaux marins. Une élasticité relative conférée aux sétons permettrait aux plus agiles concurrents de prendre telle victorieuse avance, qui ne serait jamais que fort minime, vu les piètres moyens de locomotion dont disposent les hippocampes.

Pour que les parieurs pussent reconnaître sans peine leur candidat, le maître donna ingénieusement à chacun des sept longs sétons en cause une des sept teintes du prisme, remplaçant ainsi le guide visuel fourni sur le turf par les couleurs des jockeys. Il avait au préalable étudié par une série d’épreuves la vitesse des sept coursiers qui, échelonnés du plus mauvais au meilleur, avaient reçu pour leurs sétons, du violet au rouge, les nuances de l’arc-en-ciel dans l’ordre exact.

Songeant au moyen de souder les traits bizarres à la sphère jaune, Canterel se demanda si l’électricité transmise par l’aqua-micans à tout ce qu’elle enveloppait ne suffirait pas à créer une certaine aimantation entre le vin solide et quelque substance conductrice pouvant se fixer à leurs bouts. Après divers tâtonnements plus ou moins affirmatifs, il réunit les deux extrémités de chaque séton dans une fine enveloppe brillante qui, faite d’un métal choisi entre tous pour les résultats donnés, ne manquerait pas d’aller spontanément, dès qu’elle en serait tant soit peu voisine dans l’aqua-micans, se coller au minuscule phébus.

Soucieux de créer un parcours nettement défini, Canterel immergea, non loin du chef de Danton, un simple petit fût de colonne qui, vu sa densité calculée avec soin, devait rester fixe à une faible profondeur sans nulle velléité d’ascension ni de descente. Pour exécuter un tour de piste, l’attelage contournerait, en ayant constamment le centre du parcours à sa gauche, d’une part le fût immobile, de l’autre le groupe des ludions qui fonctionneraient à l’opposite; ces derniers, grâce à leur nombre et à des manques d’ensemble inévitables dans leurs mouvements alter natifs de chute et de montée, marqueraient toujours, au moins par l’un d’eux, quelque point de la région supérieure où la course aurait lieu.

Jugeant digne d’intérêt le spectacle du sauternes brusquement solidifié par le contact de l’aqua-micans, le maître décida de verser au dernier moment la ration intruse — et de dresser les hippocampes à former eux-mêmes le globe solaire en malaxant tous à la fois, avec leur côté gauche qu’il aplanit au moyen d’une couche de cire offrant la même teinte qu’eux, les blocs bruts qui leur seraient livrés.

L’éducation ayant réussi à souhait, ainsi que le soudage des blocs, qui ne laissait aucune trace, il habitua ses élèves à lâcher tout à coup leur sphère puis à se placer aussitôt sur un seul rang, pour que les enveloppes métalliques des sétons, en se collant côte à côte contre l’astre minime arrêté au passage pendant sa chute lente, pussent former un attelage correct et régulier.

Enfin il leur apprit à effectuer sur un signal le parcours voulu en s’efforçant de se dépasser mutuellement. Le but devait être le fût de colonne, regardé d’un seul œil très reculé à travers un cercle étroit qu’on traça en noir sur une facette du grand diamant.

C’est suivant la disposition réelle des sept nuances du prisme que Canterel avait accoutumé les porteurs de sétons colorés à s’aligner esthétiquement de front au moment de composer leur curieux attelage. Des chevaux de course ne pouvant se passer de noms, le maître, pour éviter à quiconque toute fatigue de mémoire, donna en latin aux sept champions, en se basant du violet jusqu’au rouge sur la diaprure de l’arc-en-ciel, un simple baptême numérique. Détenant le séton violet, Primus, le moins rapide de tous, marquait l’extrémité gauche du rang et bénéficiait ainsi d’un constant avantage — alors que Septimus le plus alerte, avait au contraire en partage, étant le dernier à droite avec le séton rouge, le plus long des sept parcours. Et le parfait rapport existant entre la somme de privilège attachée à chacune des cinq places intermédiaires et les capacités de son occupant achevait de rendre absolument équitable le subtil handicapage, basé sur l’inhabituelle obligation où se trouvaient les concurrents, attelés à un fardeau unique, de conserver éternellement les mêmes numéros de rangée.

Pendant que le maître parlait, Không-dêk-lèn n’avait cessé de lutiner la boule solaire, traînée avec lenteur par les chevaux marins.

Ayant terminé, Canterel contourna la gemme en retroussant haut sa manche droite puis, faisant un signe à Faustine qui aussi tôt plaça Khong-dêk-lèn sur son épaule, monta de nouveau à l’échelle.

Agrippé au passage par ses doigts, qui rompirent l’adhérence des fourreaux métalliques, le soleil nain reposa bientôt contre la bouteille de sauternes.

À tour de rôle, les hippocampes, enlevés dans la pêchette, réintégrèrent le bocal, où cessa toute élaboration pectorale de bulles d’air.

Canterel mit sa main sous l’occiput de Faustine qui, face à lui, rejeta la tête en arrière non sans saisir le bord de l’ouverture circulaire, tandis que Khong-dêk-lèn se frottait contre sa joue. Soulevée par la nuque, elle put, grâce à un prompt rétablissement, s’agenouiller sur le plafond de verre puis descendre l’échelle nickelée à la suite du maître qui, ayant avec son mouchoir séché son bras et sa main, rabattit lestement sa manche.

Sautant jusqu’à terre, le chat s’enfuit du coté de la villa et notre groupe, augmenté de Faustine, reprit sa marche paisible. À nos observations sur les chances de refroidissement qu’elle courait, la danseuse répondit que celles-ci se trouvaient complètement écartées par une intense et durable réaction qui toujours se produisait dans son être entier au sortir de l’aqua-micans.

Raymond Roussel

Locus Solus, texte intégral

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