Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Cette fin de septembre ressemblait à un autre été un peu mélancolique seulement. Il faisait vraiment si beau cette année là que, sans les feuilles mortes qui tombaient en pluie triste par les chemins, on eût dit le gai mois de juin. Les maris, les fiancés, les amants étaient revenus, et partout c’était la joie d’un second printemps d’amour…

Un jour enfin, l’une des deux navires retardataires d’Islande fut signalé au large. Lequel ?…

Vite, les groupes de femmes s’étaient formés, muets, anxieux, sur la falaise.

Gaud tremblante et pâlie, était là, à côté du père de son Yann :

—    Je crois fort, disait le vieux pêcheur, je crois fort que c’est eux !

Un liston rouge, un hunier à rouleau, ça leur ressemble joliment toujours; qu’en dis-tu, Gaud, ma fille ?

—    Et pourtant non, reprit-il avec un découragement soudain; non, nous nous trompons encore, le bout-dehors n’est pas pareil et ils ont un foc, c’est la Marie-Jeanne. Oh ! mais bien sûr, ma fille, ils ne tarderont pas.

Et chaque jour venait après chaque jour; et chaque nuit arrivait à son heure, avec une tranquillité inexorable.

Elle continuait de se mettre en toilette, un peu comme une insensée, toujours par peur de ressembler à une femme de naufragé, s’exaspérant quand les autres prenaient avec elle un air de compassion et de mystère, détournant les yeux pour ne pas croiser en route de ces regards qui la glaçaient.

Maintenant elle avait pris l’habitude d’aller dès le matin tout au bout des terres, sur la haute falaise de Pors-Even, passant par derrière la maison paternelle de son Yann pour n’être pas vue par la mère ni les petites sœurs. Elle s’en allait toute seule à l’extrême pointe de ce pays de Ploubazlanec qui se découpe en corne de renne sur la Manche grise, et s’asseyait là tout le jour aux pieds d’une croix isolée qui domine les lointains immenses des eaux…

Il y en a ainsi partout, de ces croix de granit, qui se dressent sur les falaises avancées de cette terre des marins, comme pour demander grâce; comme pour apaiser la grande chose mouvante, mystérieuse, qui attire les hommes et ne les rend plus, et garde de préférence les plus vaillants, les plus beaux.

Autour de cette croix de Pors-Even, il y avait les landes éternellement vertes, tapissées d’ajoncs courts. Et, à cette hauteur, l’air de la mer était très pur, ayant à peine l’odeur salée des goémons, mais rempli des senteurs délicieuses de septembre.

On voyait se dessiner très loin, les unes par-dessus les autres, toutes les découpures de la côte, la terre de Bretagne finissait en pointes dentelées qui s’allongeaient sur le tranquille néant des eaux.

Au premier plan, des roches criblaient la mer; mais, au delà, rien ne troublait plus son poli de miroir; elle menait un tout petit bruit caressant, léger et immense, qui montait du fond de toutes les baies. Et c’étaient des lointains si calmes, des profondeurs si douces ! Le grand néant bleu, le tombeau des Gaos, gardait son mystère impénétrable, tandis que des brises, faibles comme des souffles, promenaient l’odeur des genêts ras qui avaient refleuri au dernier soleil d’automne.

A certaines heures régulières, la mer baissait, et des taches s’élargissaient partout, comme si lentement la Manche se vidait; ensuite, avec la même lenteur, les eaux remontaient et continuaient leur va-et-vient éternel, sans aucun souci des morts.

Et Gaud, assise au pied de sa croix, restait là, au milieu de ces tranquillités regardant toujours, jusqu’à la nuit tombée, jusqu’à ne plus rien voir.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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