Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Un soir qu’ils étaient assis sur leur banc de pierre dans la solitude de leur falaise où la nuit tombait, leurs yeux s’arrêtèrent par hasard sur un buisson d’épines le seul d’alentour qui croissait entre les rochers au bord du chemin. Dans la semi-obscurité, il leur sembla distinguer sur ce buisson de légères petites houppes blanches :

—    On dirait qu’il est fleuri, dit Yann. Et ils s’approchèrent pour s’en assurer.

Il était tout en fleurs. N’y voyant pas beaucoup, ils le touchèrent, vérifiant avec leurs doigts la présence de ces petites fleurettes qui étaient tout humides de brouillard. Et alors, il leur vint une première impression hâtive de printemps; du même coup, ils s’aperçurent que les jours avaient allongé; qu’il y avait quelque chose de plus tiède dans l’air, de plus lumineux dans la nuit.

Mais comme ce buisson était en avance ! Nulle part dans le pays au bord d’aucun chemin, on n’en eût trouvé un pareil. Sans doute, il avait fleuri là exprès pour eux, pour leur fête d’amour…

—    Oh ! nous allons en cueillir alors ! dit Yann.

Et, presque à tâtons, il composa un bouquet entre ses mains rudes; avec le grand couteau de pêcheur qu’il portait à sa ceinture, il enleva soigneusement les épines, puis il le mit au corsage de Gaud :

—    Là, comme une mariée, dit-il en se reculant comme pour voir, malgré la nuit, si cela lui seyait bien.

Au-dessous d’eux, la mer très calme déferlait faiblement sur les galets de la grève, avec un petit bruissement intermittent, régulier comme une respiration de sommeil; elle semblait indifférente, ou même favorable à cette cour qu’ils se faisaient là tout près d’elle.

Les jours leur paraissaient longs dans l’attente des soirées, et ensuite, quand ils se quittaient sur le coup de dix heures, il leur venait un petit découragement de vivre, parce que c’était déjà fini…

Il fallait se hâter pour les papiers, pour tout, sous peine de n’être pas prêt et de laisser fuir le bonheur devant soi, jusqu’à l’automne, jusqu’à l’avenir incertain…

Leur cour, faite le soir dans ce lieu triste, au bruit continuel de la mer, et avec cette préoccupation un peu enfiévrée de la marche du temps, prenait de tout cela quelque chose de particulier et de presque sombre. Ils étaient des amoureux différents des autres, plus graves, plus inquiets dans leur amour.

Il ne disait toujours pas ce qu’il avait eu pendant deux ans contre elle et, quand il était reparti le soir, ce mystère tourmentait Gaud. Pourtant il l’aimait bien, elle en était sûre.

C’était vrai, qu’il l’avait de tout temps aimée, mais pas comme à présent : cela augmentait dans son cœur et dans sa tête comme une marée, qui monte, jusqu’à tout remplir. Il n’avait jamais connu cette manière d’aimer quelqu’un.

De temps en temps, sur le banc de pierre, il s’allongeait, presque étendu, jetait la tête sur les genoux de Gaud, par câlinerie d’enfant pour se faire caresser, et puis se redressait bien vite, par convenance. Il eût aimé se coucher par terre à ses pieds, et rester là, le front appuyé sur le bas de sa robe. En dehors de ce baiser de frère qu’il lui donnait en arrivant et en partant, il n’osait pas l’embrasser. Il adorait le je ne sais quoi invisible qui était en elle, qui était son âme, qui se manifestait à lui dans le son pur et tranquille de sa voix, dans l’expression de son sourire, dans son beau regard limpide…

Et dire qu’elle était en même temps une femme de chair, plus belle et plus désirable qu’aucune autre; qu’elle lui appartiendrait bientôt d’une manière aussi complète que ses maîtresses d’avant, sans cesser pour cela d’être elle-même !… Cette idée le faisait frissonner jusqu’aux moelles profondes; il ne concevait pas bien d’avance ce que serait une pareille ivresse, mais il n’y arrêtait pas sa pensée, par respect, se demandant presque s’il oserait commettre ce délicieux sacrilège…

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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