Pierre Loti

Page: .15./.64.

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Elle est un peu ancienne, son amoureuse ! Disaient les autres, deux jours après, en riant derrière lui; c’est égal, ils ont l’air de bien s’entendre tout de même.

Ils s’amusaient de le voir, pour la première fois, se promener dans les rues de Recouvrance avec une femme au bras, comme tout le monde, se penchant vers elle d’un air tendre, lui disant des choses qui avaient l’air tout à fait douces.

Une petite personne à la tournure assez alerte, vue de dos; des jupes un peu courtes, par exemple, pour la mode du jour; un petit châle brun, et une grande coiffe de Paimpolaise.

Elle aussi, suspendue à son bras, se retournait vers lui pour le regarder avec tendresse.

—    Elle est un peu ancienne, l’amoureuse !

Ils disaient cela, les autres, sans grande malice, voyant bien que c’était une bonne vieille grand-mère, venue de la campagne.

…Venue en hâte, prise d’une épouvante affreuse, à la nouvelle du départ de son petit-fils : car cette guerre de Chine avait déjà coûté beaucoup de marins au pays de Paimpol.

Ayant réuni toutes ses pauvres petites économies, arrangé dans un carton sa belle robe des dimanches et une coiffe de rechange, elle était partie pour l’embrasser au moins encore une fois.

Tout droit elle avait été le demander à la caserne et d’abord l’adjudant de sa compagnie avait refusé de le laisser sortir.

—    Si vous voulez réclamer, allez, ma bonne dame, allez vous adresser au capitaine, le voilà qui passe.

Et carrément, elle y était allée. Celui-ci s’était laissé toucher.

—    Envoyez Moan se changer, avait-il dit.

Et Moan, quatre à quatre, était monté se mettre en toilette de ville, tandis que la bonne vieille, pour l’amuser, comme toujours, faisait par derrière à cet adjudant une fine grimace impayable, avec une révérence.

Ensuite, quand il reparut, le petit-fils bien décolleté dans sa tenue de sortie, elle avait été émerveillée de le trouver si beau : sa barbe noire, qu’un coiffeur lui avait taillée, était en pointe à la mode des marins cette année-là, les liettes de sa chemise ouverte étaient frisée menu, et son bonnet avait de longs rubans qui flottaient terminés par des encres d’or.

Un instant elle s’était imaginé voir son fils Pierre qui, vingt ans auparavant, avait été lui aussi gabier de la flotte, et le souvenir de ce long passé déjà enfui derrière elle, de tous ces morts, avait jeté furtivement sur l’heure présente une ombre triste.

Tristesse vite effacée. Ils étaient sortis bras dessus bras dessous, dans la joie d’être ensemble; et c’est alors que, la prenant pour son amoureuse, on l’avait jugée « un peu ancienne ».

Elle l’avait emmené dîner, en partie fine, dans une auberge tenue par des Paimpolais, qu’on lui avait recommandée comme n’étant pas trop chère. Ensuite, se donnant le bras toujours, ils étaient allés dans Brest, regarder les étalages des boutiques. Et rien n’était si amusant que tout ce qu’elle trouvait à dire pour faire rire son petit-fils, en breton de Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Page: .15./.64.