Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Elle marchait depuis une heure, alerte, agitée, respirant la brise saine du large.

Il y avait de grands calvaires plantés aux carrefours des chemins.

De loin en loin, elle traversait de ces petits hameaux de marins qui sont toute l’année battus par le vent, et dont la couleur est celle des rochers. Dans l’un, où le sentier se rétrécissait tout à coup entre des murs sombres, entre de hauts toits en chaume pointus comme des huttes celtiques, une enseigne de cabaret la fit sourire : « Au cidre chinois », et on avait peint deux magots en robe verte et rose, avec des queues, buvant du cidre. Sans doute une fantaisie de quelque ancien matelot revenu de là-bas… En passant, elle regardait tout; les gens qui sont très préoccupés par le but de leur voyage s’amusent toujours plus que les autres aux mille détails de la route.

Le petit village était loin derrière elle maintenant, et, à mesure qu’elle s’avançait sur ce dernier promontoire de la terre bretonne, les arbres se faisaient plus rares autour d’elle, la campagne plus triste.

Le terrain était ondulé, rocheux, et, de toutes les hauteurs, on voyait la grande mer. Plus d’arbres du tout à présent; rien que la lande rase, aux ajoncs verts, et, çà et là, les divins crucifiés découpant sur le ciel leurs grands bras en croix, donnant à tout ce pays l’air d’un immense lieu de justice.

A un carrefour, gardé par un de ces christs énormes, elle hésita entre deux chemins qui fuyaient entres des talus d’épines.

Une petite fille qui arrivait se trouva à point pour la tirer d’embarras :

—    Bonjour, mademoiselle Gaud !

C’était une petite Gaos, une petite sœur d’Yann. Après l’avoir embrassée, elle lui demanda si ses parents étaient à la maison.

—    Papa et maman, oui. Il n’y a que mon frère Yann, dit la petite sans aucune malice, qui est allé à Loguivy; mais je pense qu’il ne sera pas tard dehors.

Il n’était pas là, lui ! Encore se mauvais sort qui l’éloignait d’elle partout et toujours. Remettre sa visite à une autre fois, elle y pensa bien. Mais cette petite qui l’avait vue en route, qui pourrait parler… Que penserait-on de cela à Pors-Even ? Alors elle décida poursuivre, en musant le plus possible, afin de lui donner le temps de rentrer.

A mesure qu’elle approchait de ce village d’Yann, de cette pointe perdue, les choses devenaient toujours plus rudes et plus désolées. Ce grand air de mer qui faisait les hommes plus forts, faisait aussi les plantes plus basses, courtes, trapues, aplaties sur le sol dur. Dans le sentier, il y avait des goémons qui traînaient par terre, feuillages d’ailleurs, indiquant qu’un autre monde était voisin. Ils se répandaient dans l’air leur odeur saline.

Gaud rencontrait quelquefois des passants, gens de mer, qu’on voyait à longue distance dans ce pays nu, se dessinant, comme agrandis, sur la ligne haute et lointaine des eaux. Pilotes ou pêcheurs, ils avaient toujours l’air de guetter au loin, de veiller sur le large; en la croisant, ils lui disaient bonjour. Des figures brunies, très mâles et décidées, sous un bonnet de marin.

L’heure ne passait pas, et vraiment elle ne savait que faire pour allonger sa route; ces gens s’étonnaient de la voir marcher si lentement.

Ce Yann, que faisait-il à Loguivy ? Il courtisait les filles peut-être…

Ah ! Si elle avait su comme il s’en souciait peu, des belles. De temps en temps, si l’envie lui en prenait de quelqu’une, il n’avait en général qu’à se présenter. Les fillettes de Paimpol, comme dit la vieille chanson islandaise, sont un peu folles de leur corps, et ne résistant guère à un garçon aussi beau. Non, tout simplement, il était allé faire une commande à certain vannier de ce village, qui avait seul dans le pays la bonne manière pour tresser les casiers à prendre les homards. Sa tête était très libre d’amour en ce moment.

Elle arriva à une chapelle, qu’on apercevait de loin sur une hauteur. C’était une chapelle toute grise, très petite et très vieille; au milieu de l’aridité d’alentour, un bouquet d’arbres, gris aussi et déjà sans feuilles, lui faisait des cheveux, des cheveux jetés tous du même côté, comme par une main qu’on y aurait passée.

Et cette main était celle aussi qui fait sombrer les barques des pêcheurs, main éternelle des vents d’ouest qui couche, dans le sens des lames et de la houle, les branches tordues des rivages. Ils avaient poussé de travers et échevelés, les vieux arbres, courbant le dos sous l’effort séculaire de cette main-là.

Gaud se trouvait presque au bout de sa course, puisque c’était la chapelle de Pors-Even; alors elle s’y arrêta, pour gagner encore du temps.

Un petit mur croulant dessinait autour un enclos enfermant des croix. Et tout était de la même couleur, la chapelle, les arbres et les tombes; le lieu tout entier semblait uniformément hâlé, rongé par le vent de la mer; un même lichen grisâtre, avec ses taches d’un jaune pâle de soufre, couvrait les pierres, les branches noueuses, et les saints en granit qui se tenaient dans les niches du mur.

Sur une de ces croix de bois, un nom était écris en grosses lettres : Gaos. Gaos, Joël, quatre-vingts ans.

Ah ! Oui, le grand-père; elle savait cela.

La mer n’en avait pas voulu, de ce vieux marin. Du reste, plusieurs des parents d’Yann devaient dormir dans cet enclos, c’était naturel, et elle aurait dû s’y attendre; pourtant ce nom lu sur cette tombe lui faisait une impression pénible.

Afin de perdre un moment de plus, elle entra dire une prière sous ce porche antique, tout petit, usé, badigeonné de chaux blanche. Mais là elle s’arrêta, avec un plus fort serrement de cœur. Gaos ! encore ce nom, gravé sur une des plaques funéraires comme on en met pour garder le souvenir de ceux qui meurent au large.

Elle se mit à lire cette inscription :

En mémoire de GAOS, Jean-Louis âgé de 24 ans, matelot à bord de la Marguerite, disparu en Islande, le 3 août 1877. Qu’il repose en paix !

L’Islande, toujours l’Islande ! Par tout, à cette entrée de chapelle, étaient clouées d’autres plaques de bois, avec des noms de marins morts. C’était le coin des naufragés de Pors-Even, et elle regretta d’y être venue, prise d’un pressentiment noir. A Paimpol, dans l’église, elle avait vu des inscriptions pareilles; mais ici, dans ce village, il était plus petit, plus fruste, plus sauvage, le tombeau vide des pêcheurs islandais. Il y avait de chaque côté un banc de granit, pour les veuves, pour les mères : et ce lieu bas, irrégulier comme une grotte, était gardé par une bonne vierge très ancienne, repeinte en rose, avec de gros yeux méchants, qui ressemblait à Cybèle, déesse primitive de la terre.

Gaos ! Encore !

En mémoire de GAOS, François époux de Anne-Marie LE GOASTER, capitaine à bord du Paimpolais, perdu en Islande du 1er au 3 avril 1877, avec vingt-trois hommes composant son équipage. Qu’ils reposent en paix !

Et, en bas, deux os de mort en croix sous un crâne noir avec des yeux verts, peinture naïve et macabre, sentant encore la barbarie d’un autre âge.

Gaos ! partout ce nom !

Un autre Gaos s’appelait Yves, enlevé du bord de son navire et disparu aux environs de Norden-Fjord, en Islande, à l’âge de vingt-deux ans. La plaque semblait être là depuis de longues années; il devait être bien oublié, celui-là…

En lisant, il lui venait pour ce Yann des élans de tendresse douce, et un peu désespérée aussi. Jamais, non, jamais il ne serait à elle ! Comment le disputer à la mer, quand tant d’autres Gaos y avaient sombré, des ancêtres, des frères, qui devaient avoir avec lui des ressemblances profondes.

Elle entra dans la chapelle, déjà obscure, à peine éclairée par ses fenêtres basses aux parois épaisses. Et là, le cœur plein de larmes qui voulaient tomber, elle s’agenouilla pour prier devant des saints et des saintes énormes, entourés de fleurs grossières, et qui touchaient la voûte avec leur tête. Dehors, le vent qui se levait commençait à gémir, comme rapportant au pays breton la plainte des jeunes hommes morts.

Le soir approchait; il fallait pourtant bien se décider à faire sa visite et s’acquitter de sa commission.

Elle reprit sa route et, après s’être informée dans le village, elle trouva la maison des Gaos, qui était adossée à une haute falaise; on y montait par une douzaine de marches en granit. Tremblant un peu à l’idée que Yann pouvait être revenu, elle traversa le jardinet où poussaient des chrysanthèmes et des véroniques.

En entrant, elle dit qu’elle apportait l’argent de cette barque vendue, et on la fit asseoir très poliment pour attendre le retour du père, qui lui signerait son reçu. Parmi tout ce monde qui était là, ses yeux cherchèrent Yann, mais elle ne le vit point.

On était fort occupé dans la maison. Sur une grande table bien blanche, on taillait déjà à la pièce, dans du coton neuf, des costumes appelés cirages, pour la prochaine saison d’Islande.

—    C’est que, voyez-vous, mademoiselle Gaud, il leur en faut à chacun deux rechanges complets pour là-bas.

On lui expliqua comment on s’y prenait après pour les peindre et les cirer, ces tenues de misère. Et, pendant qu’on lui détaillait la chose, ses yeux parcouraient attentivement ce logis des Gaos.

Il était aménagé à la manière traditionnelle des chaumières bretonnes; une immense cheminée occupait le fond, et des lits en armoire s’étageaient sur les côtés. Mais cela n’avait pas l’obscurité ni la mélancolie de ces gîtes des laboureurs, qui sont toujours à demi enfouis au bord des chemins; c’était clair et propre, comme en général chez les gens de mer.

Plusieurs petits Gaos étaient là, garçons ou filles, tous frères d’Yann, sans compter deux grands qui naviguaient. Et, en plus, une bien petite blonde, triste et proprette, qui ne ressemblait pas aux autres.

—    Une que nous avons adoptée l’an dernier, expliqua la mère; nous en avions déjà beaucoup pourtant; mais, que voulez-vous, mademoiselle Gaud ! son père était de la Marie-Dieu-l’aime, qui s’est perdue en Islande à la saison dernière, comme vous savez, alors, entre voisins, on s’est partagé les cinq enfants qui restaient et celle-ci nous est échue.

Entendant qu’on parlait d’elle, la petite adoptée baissait la tête et souriait en se cachant contre le petit Laumec Gaos qui était son préféré.

Il y avait un air d’aisance partout dans la maison, et la fraîche santé se voyait épanouie sur toutes ces joues roses d’enfants.

On mettait beaucoup d’empressement à recevoir Gaud comme une belle demoiselle dont la visite était un honneur pour la famille. Par un escalier de bois blanc tout neuf, on la fit montrer dans la chambre d’en haut qui était la gloire du logis. Elle se rappelait bien l’histoire de la construction de cet étage; c’était à la suite d’une trouvaille de bateau abandonné faite en Manche par le père Gaos et son cousin le pilote; la nuit du bal, Yann lui avait raconté cela.

Cette chambre de l’épave était jolie et gaie dans sa blancheur toute neuve; il y avait deux lits à la mode des villes, avec des rideaux en perse rose; une grande table au milieu. Par la fenêtre, on voyait tout Paimpol, toute la rade, avec les Islandais là-bas, au mouillage, et la passe par où ils s’en vont.

Elle n’osait pas questionner, mais elle aurait bien voulu savoir où dormait Yann; évidemment, tout enfant, il avait dû habiter en bas, dans quelqu’un de ces antiques lits en armoire. Mais à présent, c’était peut-être ici, entre ces beaux rideaux roses. Elle aurait aimé être au courant des détails de sa vie, savoir surtout à quoi se passaient ses longues soirées d’hiver…

… Un pas un peu lourd dans l’escalier la fit tressaillir.

Non, ce n’était pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgré ses cheveux déjà blancs, qui avait presque sa haute stature et qui était droit comme lui : le père Gaos rentrant de la pêche.

Après l’avoir saluée et s’être enquis des motifs de sa visite, il lui signa son reçu, ce qui fut un peu long, car sa main n’était plus, disait-il, très assurée. Cependant il n’acceptait pas ces cent francs comme un payement définitif, le désintéressant de cette vente de barque; non, mais comme un acompte seulement; il en recauserait avec Mr Mével. Et Gaud, à qui l’argent importait peu, fit un petit sourire imperceptible : allons, bon, cette histoire n’était pas encore finie, elle s’en était bien doutée; d’ailleurs, cela l’arrangeait d’avoir encore des affaires mêlées avec les Gaos.

On s’excusait presque, dans la maison de l’absence d’Yann, comme si on eût trouvé plus honnête que toute la famille fût là assemblée pour la recevoir. Le père avait peut-être même deviné, avec sa finesse de vieux matelot, que son fils n’était pas indifférent à cette belle héritière; car il mettait un peu d’insistance à toujours reparler de lui :

—    C’est bien étonnant, disait-il, il n’est jamais si tard dehors. Il est allé à Loguivy, mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre les homards; comme vous savez, c’est notre grande pêche de l’hiver.

Elle, distraite, prolongeait sa visite, ayant cependant conscience que c’était trop, et sentant un serrement de cœur lui venir à l’idée qu’elle ne le verrait pas.

—    Un homme sage comme lui, qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Au cabaret, il n’y est pas, bien sûr; nous n’avons pas cela à craindre avec notre fils. Je ne dis pas, une fois de temps en temps, le dimanche, avec des camarades… Vous savez mademoiselle Gaud, les marins… Eh ! mon Dieu, quand on est jeune homme, n’est-ce pas, pourquoi s’en priver tout à fait ?… Mais la chose est bien rare avec lui, c’est un homme sage, nous pouvons le dire.

Cependant la nuit venait; on avait replié les cirages commencés, suspendu le travail. Les petits Gaos et la petite adoptée, assis sur des bancs, se serraient les un aux autres, attristé par l’heure grise du soir, et regardaient Gaud, ayant l’air de se demander :

« A présent, pourquoi ne s’en va-t-elle pas ? »

Et, dans la cheminée, la flamme commençait à éclairer rouge, au milieu du crépuscule qui tombait.

—    Vous devriez rester manger la soupe avec nous, mademoiselle Gaud.

Oh ! non, elle ne le pouvait pas; le sang lui monta tout à coup au visage à la pensée d’être restée si tard. Elle se leva et prit congé.

Le père d’Yann s’était levé lui aussi pour l’accompagner un bout de chemin, jusqu’au delà de certain bas-fond isolé où de vieux arbres font un passage noir.

Pendant qu’ils marchaient près l’un de l’autre, elle se sentait prise pour lui de respect et de tendresse; elle avait envie de lui parler comme à un père, dans des élans qui lui venaient; puis les mots s’arrêtaient dans sa gorge, et elle ne disait rien.

Ils s’en allaient, au vent froid du soir qui avait l’odeur de la mer, rencontrant çà et là, sur la rase lande, des chaumières déjà fermées, bien sombres, sous leur toiture bossue, pauvres nids où des pêcheurs étaient blottis; rencontrant les croix, les ajoncs et les pierres.

Comme c’était loin, ce Pors-Even, et comme elle s’y était attardée !

Quelquefois ils croisaient des gens qui revenaient de Paimpol ou de Loguivy; en regardant approcher ces silhouettes d’hommes, elle pensait chaque fois à lui, à Yann; mais c’était aisé de le reconnaître à distance et vite elle était déçue. Ses pieds s’embarrassaient dans de longues plantes brunes, emmêlées comme des chevelures, qui étaient les goémons traînant à terre.

A la croix de Plouëzoc’h, elle salue le vieillard, le priant de retourner. Les lumières de Paimpol se voyaient déjà, et il n’y avait plus aucune raison d’avoir peur.

Allons, c’était fini pour cette fois… Et qui sait à présent quand elle verrait Yann…

Pour retourner à Pors-Even, les prétextes ne lui auraient pas manqué, mais elle aurait eu trop mauvais air en recommençant cette visite. Il fallait être plus courageuse et plus fière. Si seulement Sylvestre, son petit confident, eût été là encore, elle l’aurait chargé peut-être d’aller trouver Yann de sa part, afin de le faire s’expliquer. Mais il était parti et pour combien d’années ?…

Pierre Loti

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