Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Jean-François de Nantes; Jean-François. Jean-François !

… Ils regardaient à présent, au fond de leur horizon gris, quelque chose d’imperceptible. Une petite fumée, montant des eaux comme une queue microscopique, d’un autre gris, un tout petit peu plus foncé que celui du ciel. Avec leurs yeux exercés à sonder les profondeurs, ils l’avaient vite aperçue :

—    Un vapeur, là-bas !

—    J’ai idée, dit le capitaine en regardant bien, j’ai idée que c’est un vapeur de l’État, le croiseur qui vient faire sa ronde…

Cette vague fumée apportait aux pêcheurs des nouvelles de France, et, entre autres, certaine lettre de vieille grand-mère, écrite par une main de belle jeune fille.

Il se rapprocha lentement; bientôt on vit sa coque noire, c’était bien le croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l’ouest.

En même temps, une légère brise qui s’était levée, piquante à respirer, commençait à marbrer par endroits la surface des eaux mortes; elle traçait sur le luisant miroir des dessins d’un bleu vert, qui s’allongeaient en traînées, s’étendaient comme des éventails, ou se ramifiaient en forme de madrépores; cela se faisait très vite avec un bruissement, c’était comme un signe de réveil présageant la fin de cette torpeur immense. Et le ciel, débarrassé de son voile, devenait clair; les vapeurs, retombées sur l’horizon, s’y tassaient en amoncellements d’ouates grises, formant comme des murailles molles autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre lesquelles les pêcheurs étaient celle d’en haut et celle d’en bas reprenaient leur transparence profonde, comme si on eût essuyé les buées qui les avaient ternies. Le temps changeait, mais d’une façon rapide qui n’était pas bonne.

Et, de différents points de la mer, de différents côtés de l’étendue, arrivaient des navires pêcheurs : tous ceux de France qui rôdaient dans ces parages, des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des Dunkerquois. Comme des oiseaux qui rallient à un rappel, ils se rassemblaient à la suite de se croiseur; il en sortait même des coins vides de l’horizon, et leurs petites ailes grisâtres apparaissaient partout. Ils peuplaient tout à fait le pâle désert.

Plus de lente dérive, ils avaient tendu leurs voiles à la fraîche brise nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s’approcher.

L’Islande, assez lointaine, était apparue aussi, avec un air de vouloir s’approcher comme eux; elle montrait de plus en plus nettement ses grandes montagnes de pierres nues, qui n’ont jamais été éclairée que par côté, par en dessous et comme à regret. Elle se continuait même par une autre Islande de couleur semblable qui s’accentuait peu à peu; mais qui était chimérique, celle-ci, et dont les montagnes plus gigantesques n’étaient qu’une condensation de vapeurs. Et le soleil, toujours bas et traînant, incapable de monter au-dessus des choses, se voyait à travers cette illusion d’île, tellement, qu’il paraissait posé devant et que c’était pour les yeux un aspect incompréhensible. Il n’avait plus de halo, et son disque rond ayant repris des contours très accusés, il semblait plutôt quelque pauvre planète jaune, mourante, qui se serait arrêtée là, indécise, au milieu d’un chaos…

Le croiseur, qui avait stoppé, était entouré maintenant de la pléiade des Islandais. De tous ces navires se détachaient des barques, en coquille de noix, lui amenant à bord des hommes rudes aux longues barbes, dans des accoutrements assez sauvage.

Ils avaient tous quelque chose à demander, un peu comme les enfants, des remèdes pour des petites blessures, des réparations, des vivres, des lettres.

D’autres venaient de la part de leurs capitaines se faire mettre aux fers, pour quelque mutinerie à expier; ayant tous été au service de l’État, ils trouvaient la chose bien naturelle. Et quand le faux-pont étroit du croiseur fut encombré par quatre ou cinq de ces grands garçons étendus la boucle au pied, le vieux maître qui les avait cadenassés leur dit : « Couche-toi de travers, donc, mes fils, qu’on puisse passer, » ce qu’ils firent docilement, avec un sourire.

Il y avait beaucoup de lettres cette fois, pour ces Islandais. Entre autres, deux pour la Marie, capitaine Guermeur, l’une à monsieur Gaos, Yann, la seconde à monsieur Moan, Sylvestre (celle-ci arrivée par le Danemark à Reykjavík, où le croiseur l’avait prise).

Le vaguemestre, puisant dans son sac en toile à voile, leur faisait la distribution, ayant quelque peine souvent à lire les adresses qui n’étaient pas toutes mises par de mains très habiles.

Et le commandant disait :

—    Dépêchez-vous, dépêchez-vous, le baromètre baisse.

Il s’ennuyait un peu de voir toutes ces petites coquilles de noix amenées à la mer, et tant de pêcheurs assemblés dans cette région peu sûre.

Yann et Sylvestre avaient l’habitude de lire leurs lettres ensemble.

Cette fois, ce fut au soleil de minuit, qui les éclairait du haut de l’horizon toujours avec son même aspect d’astre mort.

Assis tous deux à l’écart, dans un coin du pont, les bras enlacés et se tenant par les épaules, ils lisaient très lentement, comme pour se mieux pénétrer des choses du pays qui leur étaient dites.

Dans la lettre d’Yann, Sylvestre trouva des nouvelles de Marie Gaos, sa petite fiancée; dans celle de Sylvestre, Yann lut les histoires drôles de la vieille grand-mère Yvonne, qui n’avait pas sa pareille pour amuser les absents; et puis le dernier alinéa qui le concernait : « Le bonjour de ma part au fils Gaos ».

Et, les lettres finies de lire, Sylvestre timidement montrait la sienne à son grand ami, pour essayer de lui faire apprécier la main qui l’avait tracée :

—    Regarde, c’est une très belle écriture, n’est-ce pas, Yann ?

Mais Yann qui savait très bien quelle était cette main de jeune fille, détourna la tête en secouant ses épaules, comme pour dire qu’on l’ennuyait à la fin avec cette Gaud.

Alors Sylvestre replia soigneusement le pauvre petit papier dédaigné, le remit dans son enveloppe et le serra dans son tricot contre sa poitrine, se disant tout triste :

—    Bien sûr, ils ne se marieront jamais… Mais qu’est-ce qu’il peut avoir comme ça contre elle ?…

… Minuit sonne à la cloche du croiseur. Et ils restaient toujours là, assis, songeant au pays, aux absents, à mille choses, dans un rêve…

A ce moment, l’éternel soleil, qui avait un peu trempé son bord dans les eaux, recommença à monter lentement.

Et ce fut le matin…

… Il avait aussi changé d’aspect et de couleur, le soleil d’Islande, et il ouvrait cette nouvelle journée par un matin sinistre. Tout à fait dégagé de son voile, il avait pris de grands rayons, qui traversaient le ciel comme des jets, annonçant le mauvais temps prochain.

Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela devait finir. La brise soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme éprouvant le besoin de l’éparpiller, d’en débarrasser la mer; et ils commençaient à se disperser, à fuir comme une armée en déroute, rien que devant cette menace écrite en l’air, à laquelle on ne pouvait plus se tromper.

Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les navires.

Les lames, encore petites, se mettaient à courir les unes après les autres, à se grouper; elles s’étaient marbrées d’abord d’une écume blanche qui s’étalait dessus en bavures; ensuite, avec un grésillement, il en sortait des fumées; on eût dit que ça cuisait, que ça brûlait; et le bruit aigre de tout cela augmentait de minute en minute.

On ne pensait plus à la pêche, mais à la manœuvre seulement. Les lignes étaient depuis longtemps rentrées. Ils se hâtaient tous de s’en aller, les uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter d’arriver à temps; d’autres, préférant dépasser la pointe sud d’Islande, trouvant plus sûr de prendre le large et d’avoir devant eux de l’espace libre pour filer vent arrière. Ils se voyaient encore un peu les uns les autres; çà et là, dans les creux de lames, des voiles surgissaient, pauvres petites choses mouillées, fatiguées, fuyantes, mais tenant debout tout de même, comme ces jouets d’enfants en moelle de sureau que l’on couche en soufflant dessus, et qui toujours se redressent.

La grande panne des nuages, qui s’était condensée à l’horizon de l’ouest avec un aspect d’île, se défaisait maintenant par le haut, et les lambeaux couraient dans le ciel. Elle semblait inépuisable, cette panne : le vent l’étendait, l’allongeait, l’étirait, en faisait sortir indéfiniment des rideaux obscurs, qu’il déployait dans le clair ciel jaune, devenu d’une lividité froide et profonde.

Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait toute chose.

Le croiseur était parti vers les abris d’Islande; les pêcheurs restaient seuls sur cette mer remuée qui prenait un air mauvais et une teinte affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros temps. Entre eux les distances augmentaient; ils allaient se perdre de vue.

Les lames, frisées en volutes, continuaient de se courir après, de se réunir, de s’agripper les unes les autres pour devenir toujours plus hautes, et, entre elles, les vides se creusaient.

En quelques heures, tout était labouré, bouleversé dans cette région la veille si calme, et, au lieu du silence d’avant on était assourdi de bruit. Changement à vue que toute cette agitation d’à présent, inconsciente, inutile, qui s’était faite si vite. Dans quel but tout cela ?… Quel mystère de destruction aveugle !…

Les nuages achevaient de se déplier en l’air, venant toujours de l’ouest, se superposant, empressés, rapides, obscurcissant tout. Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquels le soleil envoyait d’en bas ses derniers rayons en gerbes. Et l’eau, verdâtre maintenant, était de plus en plus zébrée de baves blanches.

A midi, la Marie avait tout à fait pris son allure de mauvais temps; ses écoutilles fermées et ses voiles réduites, elle bondissait souple et légère; au milieu du désarroi qui commençait, elle avait un air de jouer comme font les gros marsouins que les tempêtes amusent. N’ayant plus que la misaine elle fuyait devant le temps, suivant l’expression de marine qui désigne cette allure-là.

En haut, c’était devenu entièrement sombre, une voûte fermée, écrasante, avec quelques charbonnages plus noirs étendus dessus en taches informes, cela semblait presque un dôme immobile, et il fallait regarder bien pour comprendre que c’était au contraire en plein vertige de mouvement : grandes nappes grises, se dépêchant de passer, et sans cesse remplacées par d’autres qui venaient du fond de l’horizon, tentures de ténèbres, se dévidant comme d’un rouleau sans fin…

Elle fuyait devant le temps, la Marie, fuyait, toujours plus vite; et le temps fuyait, aussi devant je ne sais quoi de mystérieux et de terrible. La brise, la mer, la Marie, les nuages, tout était pris d’un même affolement de fuite et de vitesse dans le même sens. Ce qui détalait le plus vite, c’était le vent; puis les grosses levées de houle, plus lourdes, plus lentes, courant après lui; puis la Marie entraînée dans ce mouvement de tout. Les lames la poursuivaient, avec leurs crêtes blêmes qui se roulaient dans une perpétuelle chute, et elle, toujours rattrapée, toujours dépassée, leur échappait tout de même, au moyen d’un sillage habile qu’elle se faisait derrière, d’un remous où leur fureur se brisait.

Et dans cette allure de fuite, ce qu’on éprouvait surtout, c’était une illusion de légèreté; sans aucune peine ni effort, on se sentait bondir. Quand la Marie montait sur ces lames, c’était sans secousse comme si le vent l’eût enlevée; et sa redescente après était comme une glissade, faisant éprouver ce tressaillement du ventre qu’on a dans les chutes simulées des « chars russes » ou dans celles imaginaires des rêves. Elle glissait comme à reculons, la montagne fuyante se dérobant sous elle pour continuer de courir, et alors elle était replongée dans un de ces grands creux qui couraient aussi; sans se meurtrir, elle en touchait le fond horrible, dans un éclaboussement d’eau qui ne la mouillait même pas, mais qui fuyait comme tout le reste; qui fuyait et s’évanouissait en avant comme de la fumée, comme rien…

Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et après chaque lame passée, on regardait derrière soi arriver l’autre; l’autre encore plus grande, qui se dressait toute verte par transparence; qui se dépêchait d’approcher, avec les contournements furieux, des volutes prêtes à se refermer, un air de dire : « Attends que je t’attrape, et je t’engouffre… »

… Mais non : elle vous soulevait seulement, comme d’un haussement d’épaule on enlèverait une plume; et, presque doucement, on la sentait passer sous soi, avec son écume bruissante, son fracas de cascade.

Et ainsi de suite, continuellement. Mais cela grossissait toujours. Ces lames se succédaient, plus énormes, en longues chaînes de montagnes dont les vallées commençaient à faire peur. Et toute cette folie de mouvement s’accélérait, sous un ciel de plus en plus sombre, au milieu d’un bruit plus immense.

C’était bien du très gros temps, et il fallait veiller. Mais, tant qu’on a devant soi de l’espace libre, de l’espace pour courir ! Et puis, justement la Marie, cette année-là, avait passé sa saison dans la partie la plus occidentale des pêcheries d’Islande; alors toute cette fuite dans l’Est était autant de bonne route faite pour le retour.

Yann et Sylvestre étaient à la barre, attachés par la ceinture. Ils chantaient encore la chanson de Jean-François de Nantes; grisés de mouvement et de vitesse ils chantaient à pleine voix, riant de ne plus s’entendre au milieu de tout ce déchaînement de bruits, s’amusant à tourner la tête pour chanter contre le vent et perdre haleine.

—    Eh ben ! Les enfants, ça sent-il le renfermé, là-haut ? leur demandait Guermeur, passant sa figure barbue par l’écoutille entrebâillée, comme un diable prêt à sortir de sa boîte.

Oh ! non, ça ne sentait pas le renfermé, pour sûr.

Ils n’avaient pas peur, ayant la notion exacte de ce qui est maniable, ayant confiance dans la solidité de leur bateau, dans la force de leurs bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de faïence qui, depuis quarante années de voyages en Islande, avait dansé tant de fois cette mauvaise danse-là toujours souriante entre ses bouquets de fausses fleurs…

Jean-François de Nantes; Jean-François. Jean-François !

En général, on ne voyait pas loin autour de soi; à quelques centaines de mètres, tout paraissait finir en espèces d’épouvantes vagues, en crêtes blêmes qui se hérissaient, fermant la vue. On se croyait toujours au milieu d’une scène restreinte, bien que perpétuellement changeante; et, d’ailleurs, les choses étaient noyées dans cette sorte de fumée d’eau, qui fuyait en nuage, avec une extrême vitesse, sur toute la surface de la mer.

Mais, de temps à autre, une éclaircie se faisait vers le nord-ouest d’où une saute de vent pouvait venir : alors une lueur frisante arrivait de l’horizon; un reflet traînant, faisant paraître plus sombre le dôme de ce ciel, se répandait sur les crêtes blanches agitées. Et cette éclaircie était triste à regarder; ces lointains entrevus, ces échappées serraient le cœur davantage en donnant trop bien à comprendre que c’était le même chaos partout, la même fureur jusque derrière ces grands horizons vides et infiniment au delà : l’épouvante n’avait pas de limites, et on était seul au milieu !

Une clameur géante sortait des choses comme un prélude d’apocalypse jetant l’effroi des fins de monde. Et on y distinguait des milliers de voix : d’en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes, qui semblaient presque lointaines à force d’être immenses : cela c’était le vent, la grande âme de ce désordre, la puissance invisible menant tout. Il faisait peur, mais il y avait d’autres bruits, plus rapprochés, plus matériels, plus menaçants de détruire, que rendait l’eau tourmentée, grésillant comme sur des braises…

Toujours cela grossissait.

Et, malgré leur allure de fuite, la mer commençait à les couvrir, à les manger comme ils disaient : d’abord des embruns fouettant de l’arrière, puis de l’eau à paquets, lancée avec une force à tout briser. Les lames se faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes, et pourtant elles étaient déchiquetées à mesure, on en voyait de grands lambeaux verdâtres, qui étaient de l’eau retombante que le vent jetait partout. Il en tombait de lourdes masses sur le pont, avec un bruit claquant, et alors la Marie vibrait tout entière comme de douleur. Maintenant on ne distinguait plus rien, à cause de toute cette bave blanche, éparpillée; quand les rafales gémissaient plus fort, on la voyait courir en tourbillons plus épais comme, en été, la poussière des routes. Une grosse pluie, qui était venue, passait aussi tout en biais, horizontale, et ces choses ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient comme des lanières.

Ils restaient tous les deux à la barre, attachés et se tenant ferme, vêtus de leurs cirages, qui étaient durs et luisants comme des peaux de requins; ils les avaient bien serrés au cou, par des ficelles goudronnées, bien serrés aux poignets et aux chevilles pour ne pas laisser d’eau passer, et tout ruisselait sur eux, qui enflaient le dos quand cela tombait plus dru, en s’arc-boutant bien pour ne pas être renversés. La peau des joues leur cuisait et ils avaient la respiration à toute minute coupée. Après chaque grande masse d’eau tombée, ils se regardaient en souriant, à cause de tout ce sel amassé dans leur barbe.

A la longue, pourtant, cela devenait une extrême fatigue, cette fureur, qui ne s’apaisait pas, qui restait toujours à son même paroxysme exaspéré. Les rages des hommes, celles des bêtes s’épuisent et tombent vite; il faut subir longtemps, longtemps celles des choses inertes qui sont sans cause et sans but, mystérieuses comme la vie et comme la mort.

Jean-François de Nantes; Jean-François. Jean-François !

A travers leurs lèvres devenues blanches, le refrain de la vieille chanson passait encore, mais comme une chose aphone, reprise de temps à autre inconsciemment. L’excès de mouvement et de bruit les avait rendus ivres, ils avaient beau être jeunes, leurs sourires grimaçaient sur leurs dents entrechoquées par un tremblement de froid; leurs yeux, à demi fermés sous les paupières brûlées qui battaient, restaient fixes dans une atonie farouche. Rivés à leur barre comme deux arcs-boutants de marbre, ils faisaient, avec leurs mains crispées et bleuis, les efforts qu’il fallait, presque sans penser, par simple habitude des muscles. Les cheveux ruisselants, la bouche contractée, ils étaient devenus étranges, et en eux repassait tout un fond de sauvagerie primitive.

Ils ne se voyaient plus ! ils avaient conscience seulement d’être encore là, à côté l’un de l’autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois que se dressait, derrière, la montagne d’eau nouvelle, surplombante, bruissante, horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd, une de leurs mains s’agitait pour un signe de croix involontaire. Ils ne songeaient plus à rien, ni à Gaud, ni à aucune femme, ni à aucun mariage. Cela durait depuis trop longtemps, ils n’avaient plus de pensées; leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tête. Ils n’étaient plus que deux piliers de chair raidie qui maintenaient cette barre; que deux bêtes vigoureuses cramponnées là par instinct pour ne pas mourir.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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