Les pagodes d'or

Pierre Loti

Les pagodes d'or (2/2)

Avec la foule soyeuse, je suis conduit à cheminer doucement, par cette rue pavée d'antiques dalles blanches, qui tourne à travers la ville en or. Toutes ces pagodes si miroitantes, aux toitures si éperdument pointues, sont ouvertes et laissent paraître leurs dieux. Sous les voûtes, inimaginables de richesse, entre ces colonnes ciselées avec des patiences chinoises, dans ces intérieurs qui ne sont qu'or et pierreries, on les aperçoit, les Bouddhas, de taille surhumaine, assis en cénacle, à l'abri de parasols brodés et rebordés d'or; devant eux, des urnes d'or pour les encens qui fument, des vases d'or pour les gardénias et les tubéreuses qu'on leur apporte chaque soir, et des candélabres d'or qui, avant le crépuscule, viennent déjà de s'allumer. Ils sont de deux sortes, les Bouddhas de Birmanie; les uns en or si poli qu'ils reflètent les mille petite flammes des cires; les autres en albâtre, blêmes comme des cadavres; mais tous, gardant les yeux baissés dans la même attitude rituelle, ont le même sourire et le même visage de mystère.

L'air peut-être semble un peu moins lourd ici, sur cette colline, que dans la ville et les prairies d'en bas; mais il est si chaud encore, et puis si chargé de la fumée des cassolettes, du parfum des bouquets, de la senteur qu'exhalent alentour les bois et la terre, avec on ne sait quoi de troublant et de morbide !…

J'en suis à mon deuxième, à mon troisième tour, — je ne sais plus, — dans cette rue circulaire bordée de façades en or. Le grand rideau d'arbres, qui enferme tout, se fait plus sombre; vers l'ouest, une sorte d'incendie, qui doit être au ras des plaines, nous envoie des reflets rouges à travers les branchages, il crible le bois sacré de longues rayures en feu, — et c'est le soleil qui, décidément, va s'éteindre. Auprès de moi cheminent toujours les groupes de jeunes femmes, jupées en Merveilleuses et drapées d'écharpes de gaze; sans cesser de sourire, elles chantent à mi-voix des hymnes bouddhiques, en battant des mains pour marquer la mesure lente : adorations frivoles et gaies. Il y a aussi des petits garçons, qui, tout en faisant le tour des autels comme les grandes personnes, jonglent des pieds et des mains avec des ballons légers, mais sans bruit, sans cris, d'une manière facile et discrète, en conservant une grâce un peu féminine. Beaucoup d'autres fidèles sont accroupis en prières, devant toutes ces pagodes ouvertes où Ton aperçoit, dans l'or des fonds, les compagnies de Bouddhas aux yeux baissés; en chantant leurs vagues litanies, ils se cachent le visage derrière des touffes de fleurs blanches qu'ils tiennent au bout de bâtonnets, et qu'ils iront ensuite déposer dans les vases d'or, aux pieds des dieux d'or. Et des cortèges de bonzes, de temps à autre, traversent la foule; ils passent empressés avec des bouquets; tous pareils et tous, suivant l'immuable rite, vêtus de jaune à deux tons : robe jaune orange, draperie jaune soufre. Comme leurs têtes rasées sont jaunes aussi, et leurs bras nus, d'un jaune d'ambre, on dirait, sous cet éclairage du soir qui les avive, des personnages en or, dans la ville d'or.

Ces pagodes du tour, aux mille flèches si dorées, diffèrent à l'infini de formes, d'ornements et de ciselures; mais toutes font scintiller leurs innombrables petits cristaux à facettes, et toutes s'allongent, s'étirent éperdument vers le ciel, se terminent en minces aiguilles effilées; leurs piliers courts, que l'on dirait tendus de brocarts, leurs petits portiques à festons étranges, sont comme écrasés sous la hauteur exorbitante et l'extravasement des toitures d'or, — toitures à cinq ou six étages qui ne sont que des prétextes pour multiplier en l'air des cornes et des pointes. Mon Dieu, si pointu, tout cela, pointu jusqu'à l'invraisemblance !… Et comme c'est singulier, cette conception de la pointe, du faisceau de pointes, qui persiste depuis des siècles à hanter l'imagination des peuples de la Birmanie et du Siam : en ces pays-là, temples, palais, casques de dieux ou de rois, doivent être surmontés de quelque chose d'aigu et d'infiniment long, — sans doute pour attirer les effluves célestes comme les paratonnerres attirent les orages.

Outre les pagodes, il y a quantité d'édicules en or, kiosques bizarrement frêles, ou simples clochetons qui s'élancent du sol, s'amincissent en fuseau, et portent tous au bout de leur flèche un chapeau-chinois garni de clochettes éoliennes; il y a des obélisques d'or, entièrement : gemmés comme de rubis et d'émeraudes, avec des sphinx d'or assis au sommet, cm bien des petits éléphants d'or. Et, un peu partout, des hampes gigantesques, du haut en bas scintillantes d'or et de pierreries, soutiennent en l'air des oriflammes transparentes, ou de longs boas en soie, presque impondérables, que le moindre souffle remue, soulève, enchevêtre aux palmes ou aux branches du bocage voisin.

Ces arbres, qui se serrent autour de la ville en or, qui se penchent sur elle comme pour la tenir plus enclose, sont des cocotiers empanachés de plumes géantes, des lataniers aux troncs aussi droits et lisses que des colonnes de marbre, et de monstrueux banians des Indes déployés en voûtes d'ombre. Si les uns ou les autres ont poussé trop près des pagodes, au lieu de les arracher on les a revêtus de splendeur : il y a des ramures toutes cerclées de bijouterie, des palmiers dont la tige est entièrement gainée d'or et de cristal.

Tant de délicates merveilles amoncelées sur cette colline représentent des siècles de patient travail, car tout cela fut commencé au temps nébuleux de la première expansion bouddhiste. Malgré les couches d'or, entretenues si brillantes, ça et là se dénote un archaïsme très lointain. Et même la caducité, parfois, s'indique au fléchissement des lignes; vers la terre surtout, l'usure des socles de marbre et des dalles, le dénivellement de la voie, disent les ans sans nombre, donnent ce sentiment du passé sans lequel les lieux d'adoration nous font l'effet de n'avoir pas d'âme; on sent qu'elles sont très vieilles, ces pagodes, et que beaucoup de générations mortes les ont saturées de leurs prières étranges…

Toutes ces jeunes femmes au pagne de soie, qui ont des gardénias ou des roses pompons sur leurs cheveux lisses et noirs, on les prendrait pour des petites fées du sourire, et cependant il est visible qu'elles prient aussi, elles, — à leur énigmatique et un peu chinoise manière. Comme moi, elles passent et repassent. Leurs groupes, qui se détachent en teintes fraîches sur ce décor de fantasmagorie, me croisent à chaque tour dans la rue enchantée, et il en est que je commence à reconnaître. L'une, — qui, cependant, me restera à jamais aussi indéchiffrable que les autres, — est devenue à mes yeux l'incarnation de la beauté birmane; dès que je vois apparaître son pagne couleur de jonquille, involontairement je deviens attentif; malgré moi j'ai presque concentré sur elle ma rêverie de solitaire, et d'égaré ici, par ce soir troublant où il y a trop de parfums, dans l'air trop chaud…

Ah ! là-bas, ces haillons que je n'avais pas vus ! Toute une pouillerie humaine, échouée entre deux palais d'or, au pied d'une haute gerbe de fleurs d’or ! Je m'approche et l'on me tend des mains sans doigts, on tourne vers moi des figures mangées, on me parle avec des bouches sans lèvres; les lépreux de Rangoon ! C'est leur poste de chaque soir pour guetter les aumônes. Dans ce lieu où tout était luxe de songe, charme et grâce, il fallait bien quelque chose, en un recoin, pour rappeler ces réalités que l'on eût risqué d’oublier : la pourriture et la mort…

Les derniers rayons du couchant rouge viennent à peine de s'éteindre, et le ciel en une minute se fait crépusculaire, et la foule s'apprête à quitter ce lieu magique; dans les pays très proches de l'équateur, il est si court, l'instant de la véritable vie diurne; il commence tard, quand le terrible soleil n'est plus qu'à son déclin, et finit presque subitement dès qu'il se couche; les soirs ne se prolongent pas comme les nôtres en lumière adoucie; soudain c'est l'ombre, — accentuant l'impression de dépaysement et d'exil. Rien d'ailleurs, pour nous, Européens, ne contribue à la mélancolie de ces régions comme la brusque tombée de leurs nuits.

Déjà le rideau des arbres alentour est devenu presque un rideau noir, au-dessus duquel, ça et là, quelque palmier, qui a jailli avec plus de fougue, découpe en silhouette ses grandes plumes sur le ciel jaune et vert. Et les petites bandes de nuages, qui étaient roses, passent au violet assombri, liseré encore d'un peu de flamme orangée.

Pour toutes les orfèvreries des pagodes, c'est l'heure d'étinceler plus singulièrement dans la pénombre; ce qui reste de lumière joue sur les façades précieuses et frêles, s'accroche aux saillies des dorures, aux mille facettes du cristal. Objets de vitrine, dirait-on, bibelots si fragiles qui, imprudemment, s'étalent au plein air du soir, — et qui, par sortilège, sans doute, ont résisté depuis des siècles aux lourdes pluies tropicales.

Maintenant des souffles plus violents et plus chauds commencent de passer, des bouffées soudaines qui sentent l'orage. Alors, toutes les banderoles suspendues et tous les boas de soie au bout des hampes magnifiques se tordent là-haut, convulsivement, et tous les palmiers, avec un bruit de papier qui se froisse, agitent leurs plumets ou leurs éventails. Et toutes les campanules d'or dans les buissons d'or font entendre leurs sonnailles légères; toutes les cloches, les clochettes, les chapeaux-chinois, à la pointe des flèches d'or, enflent en crescendo dans le ciel leurs musiques éoliennes, au-dessus de la foule qui chante à mi-voix en battant des mains. Chaque rafale passée, l'air redevient accablant, avec ces parfums et ces senteurs de chair que le coup de vent n'a pas su emporter. La terre et les arbres semblent attendre quelque averse qui rafraîchirait, mais qui sans doute ne viendra pas ce soir, car les petits nuages étirés en queue de chat continuent de rester seuls, perdus dans la belle voûte limpide qui, peu à peu, tourne au bleu des nuits.

On allume toujours plus de bougies aux pieds des Bouddhas de taille surhumaine qui tiennent cercle sous les plafonds d'or des pagodes ouvertes; c'est eux maintenant qui prennent le plus d'importance, dans cette féerie qui s'éteint; ils accaparent, sur leurs graves assemblées, toute la lumière des cires. Eclairés par en dessous, ceux qui sont en or ont aux lèvres, aux arcades sourcilières, des reflets qui changent en un rictus leur sourire. Ceux qui sont en albâtre inquiètent davantage, si pâles et blêmes, avec de longues oreilles mortes qui pendent sur les épaules, et cet air de rire en dormant, ces grands yeux toujours clos, que l'on a peints d'une frange noire pour marquer les cils baissés.

Il y a moins de monde autour d'eux; leurs adorateurs peu à peu se retirent, par le tunnel de descente, et cette quasi-solitude, où ils vont rester bientôt, les rend pour moi plus présents. Je m'en irai quand sera partie la jeune femme au pagne couleur jonquille, que je croise à chaque tour de ma promenade circulaire; dans l'espèce d'hypnose où m'ont jeté ces parfums, ce défilé toujours recommençant, et ces vagues symphonies aériennes des sonnettes d'or, son image à elle commence à trop m'occuper, je cède à la fascination de ses jolis yeux de chatte… Le mélancolique effroi qui me vient, à me sentir ici tellement étranger, je le reconnais pour l'avoir éprouvé déjà en tant d'autres lieux du monde; effroi d'être si inapte à comprendre les conceptions de ces gens-là sur le Divin et sur la Mort… Pendant ma brève existence d'homme, jamais, jamais je n'aurai le temps de rien déchiffrer de cette race, trop foncièrement dissemblable de la mienne; or, je sens en moi sourdre un triste et ardent désir d'en pénétrer l'âme, et, — ceci pour me confondre comme un rappel d'en bas, — c'est surtout à cause de cette petite créature qui passe et repasse entre les pagodes dorées : son regard et tout son être m'attirent plus que de raison.

De temps à autre, l'un des bonzes drapés de jaune vient frapper sur une énorme cloche suspendue tout près du sol, une cloche qui a la forme d'une pagode et que surmonte aussi une pointe effilée. Il frappe à longs intervalles, comme chez nous pour les glas, et le marteau est si enveloppé, si moelleux, qu'on dirait des vibrations d'orgue. Ce doit être quelque signal pour la fin des prières; d'ailleurs, les groupes se font de plus en plus clairsemés, les adorateurs s'en vont.

Ah !… Elle est partie, la jeune femme au pagne couleur jonquille; donc, c'est fini, jamais, jamais plus je ne saurai rien d'elle. Son départ me laisse intolérablement seul, et je préfère m'en aller aussi.

Mais justement, vers l'entrée du couloir de descente, se dirige une foule spéciale, où l'on cause et l'on rit de belle humeur : robes dépenaillées; voix sinistrement bouffonnes, comme de gens qui n'auraient plus ni larynx ni palais; rires mouillés, qui gargouillent dans de la pourriture. C'est le clan des lépreux, qui se retire content parce que les aumônes sans doute ont été larges ce soir… Redescendre en si lamentable compagnie, non; plutôt je recommencerai le tour des pagodes une dernière fois.

La nuit vient, la vraie nuit d'étoiles; son recueillement peu à peu descend sur toutes les belles flèches dorées. Je reste l'unique promeneur, et les innombrables petites bougies, qui font grimacer les masques brillants des Bouddhas, achèveront de se consumer dans la solitude. Les rafales ont cédé la place à une brise tiède et régulière qui agite en symphonie d'ensemble les milliers de clochettes au son pur; une musique sans nom, qui semble jouée par des élytres d'insectes, plane au-dessus des pagodes d'or, au niveau de leurs pointes extrêmes, très haut en l'air, tandis qu'en bas, au fond de quelque tabernacle, des bonzes chantent des litanies à bouche close. Je crois bien que me voici hypnotisé tout à fait. Je rêve en marchant : je suis dans la ville du roi Drelindindin; des fées, des bonnes et des méchantes fées, habitent la forêt voisine; quant à la jolie Birmane au pagne jonquille, elle n'est pas loin de se confondre pour moi avec cette princesse que les Génies persécutaient…

A la fin de mon dernier tour, avant de redescendre, je m'arrête sur le seuil et me retourne pour regarder. Ces pagodes de Rangoon, elles sont au nombre des merveilles qu'en passant sur la terre il faut avoir vues; mais j'y aurai fait un pèlerinage sans lendemain, car je vais rentrer ce soir même à bord du paquebot qui doit partir à la pointe du jour pour me ramener au Bengale.

Et mon regard d'adieu, sur tout cela que je ne reverrai jamais, m'en laissera une plus inoubliable vision. Les ors continuent de briller, on ne sait trop comment puisqu'il fait nuit. La pyramide géante qui est au milieu se détache en luisances claires sur le bleu sombre du ciel, et la colline d'or qui lui sert de base garde ses reflets. Alentour, se pressent les petites pagodes aux prodigieuses toitures, les hautes gerbes de feuillages en bronze doré, toutes choses dont l'obscurité ne permet à présent de voir que les silhouettes étrangement pointues et l'éclat de métal précieux. Plus que jamais on dirait des bosquets de longs ifs d'or. Mais ce sont des ifs chargés de fleurs qui sonnent, et leurs myriades de campanules remuent doucement pour donner dans l'air une sorte d'immense concerto diffus, comme avec des sonorités de tympanons et des voix grêles de cigales…

Le lendemain, de bonne heure, quand je m'éveille à bord du paquebot qui me ramène aux Indes, l'hélice tourne déjà depuis longtemps, et nous sommes aux bouches du fleuve, comme hier dans les voiles nacrés des matins de l'Irrawaddy, au milieu de la nuée des mouettes et des goélands gardiens du seuil. Même décor imprécis d'eau gris perle et de brume gris perle, mêmes cris d'oiseaux et mêmes tourbillonnements d'ailes blanches.

Et là, en route, on me conte sur les Birmans une touchante histoire :

Il y a une vingtaine d'années, quand les Anglais, — pour venger un de ces griefs, comme les Européens en ont toujours contre les peuples rêveurs de l'Asie, et qui rappellent ceux du loup contre l'agneau, — vinrent surprendre dans leur palais le roi et la reine pour les emmener en captivité à Bombay, et les jetèrent sur une de ces grossières charrettes à bœufs où l'on transporte les sacs de riz, le peuple de la ville se rangea silencieux sur le parcours. Sans s'être concertés, tous, hommes et femmes, au passage de la triste charrette qui emportait leurs souverains et leur indépendance, se prosternaient la face contre terre, déployaient leur, longue chevelure, retendaient devant eux en tapis, et les roues, jusqu'au sortir des murailles, foulèrent cette noire jonchée vivante…

Pauvre gracieuse Birmanie !

Pierre Loti

Les pagodes d'or. (2/2)