La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Dans la pièce qui précédait la retraite du malade, Jacques Huiron, médecin, composait des vers latins en l’honneur de Françoise d’Amboise, femme du duc Pierre.

—    Il en a bien encore pour une heure avant de trépasser, grommela-t-il; c’est long ! La fin de l’hexamètre est évidemment “Francesca, coronam… Fran-cesca co-ro-nam !” Tout le monde s’appelle Françoise, Françoise de Dinan, Françoise d’Amboise, Françoise la Chantepie… C’est égal :

Ille ego qui medicus primun,
Francesca coronam,
Carmin cantabam…

C’est contourné, subtil, joli. « Je suis, ô Françoise, le premier médecin dont les vers aient chanté votre couronne ! » Francesca coronam. Ca, co… Enfin n’importe !

Monsieur Hue, Aubry et Reine étaient auprès du lit de leur souverain.

François ouvrit les yeux. Son meilleur ami ne l’eût pas reconnu.

—    Gilles, mon frère, prononça-t-il d’une voix brève et haletante; c’est à l’heure de midi que votre appel me fut dénoncé. À l’heure de midi, je serai à votre face, sous la main de notre Seigneur Dieu !

Aubry et Reine s’agenouillèrent. Monsieur Hue resta debout.

—    Gilles, mon frère, reprit le moribond, je te le jure sur le restant d’espoir que je garde de fléchir la justice divine : Je t’aimais. Ce sont les méchants conseillers qui m’ont perdu, Olivier de Méel, Arthur de Montauban et d’autres… et d’autres… car ils fourmillent autour des princes !

—    Holà ! s’écria-t-il en apercevant monsieur Hue; gardes ! à moi !

Monsieur Hue inclinait en silence sa tête vénérable. François tremblait. Ses draps se mouillaient de sueur.

—    Que veux-tu ? murmura-t-il.

—    Faire hommage à mon seigneur, répondit Maurever, et lui apporter ma vie. François se souleva sur le coude :

—    Je te connais… tu es un chrétien et un chevalier; tu ne mens pas, toi ! parle-moi de mon frère !

—    Je vous parlerai de vous, s’il vous plaît, mon seigneur, et de la miséricorde infinie du ciel.

—    Approche, dit le duc avec brusquerie; quand je vais mourir, veux-tu sauver mon âme ?

—    Oui, sur le salut de la mienne !

—    Donne-moi ta main. Maurever obéit. Les doigts de François étaient de marbre.

—    Qui est ce jeune soldat ? demanda-t-il en regardant Aubry.

Puis, avant qu’on eût le temps de lui répondre, il ajouta en fronçant le sourcil :

—    Je le reconnais ! je le reconnais ! J’entends encore le bruit de son épée tombant sur les dalles de la basilique. C’est le premier qui m’ait abandonné !

—    C’est le dernier qui vous abandonnera, monseigneur, murmura Reine doucement. Aubry avait la main sur son cœur. Il ne répondit point.

—    Lève-toi, lui dit le duc. Aubry se leva.

—    De par Dieu et monsieur saint Michel, reprit le mourant, je te fais chevalier, Aubry de Kergariou !

—    Monseigneur… voulut s’écrier Aubry.

—    Silence ! Soulève cette draperie qui est au-dessus du prie-Dieu. Le rideau glissa sur sa tringle, et l’on vit le portrait en pied de Gilles de Bretagne en costume de guerre.

Le duc fit le signe de la croix. Tout le monde restait muet.

—    Écoute-moi, messire Hugues, dit le duc, dont la voix s’affermit; il t’aimait parce que tu l’aimais. Quand mon dernier souffle s’arrêtera sur ma lèvre, et ce sera bientôt, va ! tu iras à ce portrait et tu diras : Gilles de Bretagne, au nom de Dieu, je t’adjure de pardonner à ton frère. Le feras-tu ?

—    Je le ferai. François remit sa tête sur l’oreiller. Reine lui passa au cou son reliquaire. Monsieur Hue et Aubry priaient à haute voix.

Les prêtres vinrent, puis le médecin, qui cherchait son second distique. Puis la duchesse Isabelle avec ses deux enfants.

Au premier coup de midi, François poussa un long soupir.

—    Gilles de Bretagne ! prononça Maurever, avec force, au nom de Dieu, je t’adjure de pardonner à ton frère ! Le mort eut comme un sourire.

Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

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