La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Reine n’eut que le temps de se rejeter en arrière vivement et de se coller à la paroi extérieure du cachot.

À l’intérieur, elle entendit une grosse et joyeuse voix qui disait :

—    On vous y prend, messire Aubry ! toujours bâillant à la lune ! Par saint Bruno, mon patron, n’avez-vous pas assez du jour pour songer creux ? Allez ! si mon devoir ne m’appelait pas ici à cette heure, je ronflerais comme le maître serpent du chœur, moi qui vous parle.

—    Moi, je n’ai pas sommeil, mon bon frère Bruno, répondit Aubry, qui aurait voulu le voir à cent pieds sous terre.

—    Eh bien ! je ne m’y connais plus ! s’écria le convers; de mon temps, les jeunes gens dormaient mieux que les vieillards ! Mais, après tout, c’est la tristesse qui vous pique, mon gentilhomme, et je conçois cela. Que saint Michel me garde ! j’ai été soldat avant d’être moine, et je dis que vous avez bien fait de jeter votre épée aux pieds de ce pâle coquin qui a empoisonné son frère.

—    Bruno ! interrompit sévèrement le jeune homme d’armes, il ne faut pas parler ainsi devant moi de mon seigneur le duc !

—    Bien ! bien ! je sais que vous êtes loyal comme l’acier, messire Aubry. Je vous aime, moi, voyez-vous, et si j’étais le maître, vous auriez la clef des champs à l’heure même, car c’est une honte à l’abbaye de Saint-Michel de servir de prison à ce damné de François. Bien ! bien ! je retiens ma langue, messire. Je disais donc que vous êtes un joli homme d’armes, mon fils, et que pour tout au monde je ne voudrais pas vous faire de la peine. Et tenez, ajouta-t-il d’un accent tout à fait paternel, si vous me disiez quelquefois : Frère Bruno, je boirais bien un flacon de vin de Gascogne, pourvu que ce ne fut ni quatre-temps ni vigiles, je ne me fâcherais pas contre vous.

L’excellent frère Bruno parlait ainsi avec une volubilité superbe, sans virgules ni points, et pendant qu’il parlait son franc visage souriait bonnement.

C’était presque un vieillard : une tête chauve, mais joyeuse et pleine, qui avait bien pu être au temps jadis, la tête d’un vrai luron.

Depuis qu’Aubry était prisonnier dans les cachots de l’abbaye, frère Bruno faisait son possible pour adoucir la rigueur de sa captivité.

À l’heure des rondes il ne passait jamais devant la cellule d’Aubry sans y entrer pour faire un doigt de causette. Aubry l’aimait parce qu’il avait reconnu en lui un digne cœur.

Il laissait le frère Bruno lui conter les détails du dernier siège du Mont. Le bon moine s’était refait un peu soldat pour la circonstance. Il aurait voulu que le Mont fût assiégé toujours.

Mais les Anglais vaincus avaient abandonné jusqu’à leur forteresse de Tombelène, après l’avoir préalablement ruinée. Les jours de fête étaient passés.

D’ordinaire, Aubry recevait avec plaisir et cordialité les visites du moine; mais aujourd’hui, nous savons bien qu’il ne pouvait être à la conversation. Pendant que frère Bruno parlait, il rêvait.

Bruno s’en aperçut et se prit à rire.

—    Je ne veux pourtant pas vous déranger, dit-il, car je pense que vous ne recevez pas de visites. Aubry s’efforça de garder un visage serein.

—    Mais j’y pense, reprit le moine en riant plus fort, on dit que le lutin de nos grèves, qui avait disparu depuis cent ans, est revenu. Les pêcheurs du Mont ne parlent plus que de la bonne fée, depuis quinze jours. Vous étiez là perché à votre lucarne quand je suis entré… peut-être que la Fée des Grèves était venue vous voir à cheval sur son rayon de lune.

Assurément, le frère Bruno ne croyait pas si bien dire. Aubry rêvait toujours.

—    À propos de cette Fée des Grèves, poursuivit le moine, il y a des milliers de légendes toutes plus divertissantes les unes que les autres. Vous qui aimez tant les vieilles légendes, messire Aubry, vous plairait-il que je vous en récite une ?

Ce disant, le frère Bruno s’asseyait sur la paille du lit et déposait sa lampe à terre. L’idée de conter une légende le mettait évidemment en joie.

Aubry le donnait au diable du meilleur de son cœur.

—    Au temps de la première croisade, commença frère Bruno, le seigneur de Châteauneuf, qui était Jean de Rieux, vendit tout, jusqu’à la chaîne d’or de sa femme, pour équiper cent lances. M’écoutez-vous, messire Aubry ?

—    Pas beaucoup, mon bon frère Bruno.

—    La légende que je vous conte là s’appelle la Grotte des Saphirs, et montre tous les trésors cachés au fond de la mer.

—    Je n’irai point les y quérir, mon frère Bruno.

—    Jean de Rieux ayant donc équipé ses cent lances, reprit le moine convers, poussa jusqu’à Dinan suspendre un médaillon bénit à l’autel de Notre-Dame, puis il partit, laissant sa dame, la belle Aliénor, aux soins de son sénéchal.

Aubry bâilla.

—    Jamais je ne vis chrétien bâiller en écoutant cette légende, messire Aubry, dit le moine un peu piqué, et cela me rappelle une autre aventure…

—    Oh ! mon bon frère Bruno ! si vous saviez comme j’ai sommeil !

—    Tout à l’heure vous prétendiez…

—    Sans doute, mais depuis…

—    C’est donc moi qui vous endors, messire ! demanda le moine en se levant.

—    Vous ne le croyez pas, mon excellent frère ! Aubry lui tendit la main. Le moine la prit sans rancune et la secoua rondement.

—    Allons, s’écria-t-il; pour votre peine vous ne m’entendrez jamais vous conter la légende de la grotte des Saphirs, qui est au fond de la mer. Bonne nuit donc, messire Aubry, n’oubliez pas vos oraisons, et faites de bons rêves.

À peine la porte était-elle refermée qu’Aubry se suspendait de nouveau à l’appui de la meurtrière.

—    Reine ! oh ! Reine ! dit-il; que Dieu vous bénisse pour avoir eu cette pensée d’acheter une lime ! Nous sommes sauvés !

—    Puissiez-vous ne point vous tromper, Aubry !

—    Demain soir, ce barreau sera tranché…

—    Mais pourriez-vous passer par cette fente étroite !

—    J’y passerai, dussé-je y laisser la peau de mes épaules et de mes reins !

—    Et une fois que vous serez passé, mon pauvre Aubry, aurons-nous seulement un ennemi de moins ?

—    Vous aurez un défenseur de plus, Reine ! s’écria le jeune homme avec enthousiasme. Écoutez ! pendant que ce bon moine était là, je rêvais et je me souvenais. Sait-on ce que peut un homme de cœur, même contre une multitude ? Avec Loys pour combattre les lévriers de Rieux, et moi pour combattre les hommes d’armes du mécréant Méloir, par saint Brieuc ! j’irai à la bataille d’une âme bien contente !

—    Je ne sais… voulut dire la jeune fille.

—    Écoutez ! écoutez, Reine, poursuivit Aubry avec une chaleur croissante; vous ne connaissez pas maître Loys ! C’est un preux à sa façon, j’en fais serment ! Une fois, il y a deux ans de cela, mon noble père, qui était malade à la mort, eut envie de manger des lombes de daim. Les daims s’en vont de notre Bretagne, mais il y en a encore dans la forêt de Jugon.

Je dis à mon père : Messire, je vais vous quérir un daim. Il sourit et me donna sa main pâlie : quand un homme va mourir, il a des désirs fous comme les enfants ou les femmes. Je pris maître Loys, et je descendis vers Lamballe. Nous marchâmes lui et moi tout un jour. Au revers de la forêt du Jugon s’élève le manoir des anciens seigneurs de Kermel, habité maintenant par le juif Isaac Hellès, argentier du dernier duc.

Isaac avait six fils qui se prétendaient maîtres de la forêt. Tous grands et robustes, bruns de poil, la bouche rentrée, le nez en bec d’aigle comme les gens d’Orient. Si quelqu’un, gentilhomme ou vilain, chassait dans la forêt, les fils d’Isaac Hellès venaient et le tuaient.

On savait cela.

Ils avaient une meute dressée à fondre sur les braconniers et leurs chiens.

J’arrivai à la nuit tombante sur la lisière de la forêt de Jugon. Maître Loys releva piste dès les premiers pas, mais il était trop tard pour chasser.

Je connus les traces et je fis une lieue dans la forêt pour choisir un affût.

J’avais pour armes mon épieu et mon couteau.

Un bon épieu, Reine, fort comme une lance et pointu comme une aiguille.

J’attachai maître Loys au tronc d’un châtaignier, et je lui dis : « Couche ! », il ne bougea plus.

Le daim arriva, trottant dans le taillis; maître Loys faisait le mort.

Quand le daim passa, je lui plantai mon épieu sous l’épaule; il tomba sur ses genoux, et je l’achevai d’un coup de couteau dans la gorge.

Maître Loys poussa un long hurlement de joie.

Et alors ! comme si ce cri eut évoqué une armée de démons, la forêt s’illumina soudain. Des torches brillèrent à travers les arbres, la trompe sonna. Je vis des cavaliers qui accouraient au galop, excitant des chiens lancés ventre à terre.

Je me dis :

—    Voici les fils d’Isaac Hellès le juif, qui viennent avec leur meute pour me tuer.

D’un revers, je coupai la courroie qui retenait Loys, et je pris mon épieu à la main. Loys ne s’élança pas. Il resta devant moi, les jarrets tendus, la tête haute. Les juifs criaient déjà de loin : Sus ! sus !

Il y avait un grand chêne qui s’élevait à la droite de la voie; j’allai m’y adosser, pour ne pas être massacré par derrière.

À ce moment-là même, les fils d’Isaac, avec leur meute et leurs valets, tombèrent sur nous comme la foudre.

Je vois encore leurs visages longs et cuivrés à la rouge lueur des torches.

Vous dire exactement ce qui se passa, Reine je ne le pourrais pas, car je ne le sais guère moi-même.

Paul Féval

La Fée des grèves

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