Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

Et la Fée, mi-couchée sur l’encolure, laissait flotter au vent la gaze blanche de son voile.

Tant que le cheval noir eut la grève sous les pieds, ce ne fut rien; mais on était en marée et la mer montait.

Bientôt le flot passa entre les jambes du cheval.

Eh ! hop ! Le cheval se mit à courir sur la mer, effleurant à peine l’écume de la pointe de son sabot.

Les vagues dansaient. Le Breton fermait les yeux pour ne pas devenir fou.

Eh ! hop ! eh ! hop !…

Toutes les respirations s’étaient arrêtées. On perdait le souffle à suivre cette course fantastique.

Simon Le Priol reprit haleine et essuya la sueur de son front.

Car il contait cela de grand cœur, comme il faut conter quand on veut passionner son auditoire.

On peut dire qu’autour de la cheminée chacun voyait le cheval noir courir sur la pointe des lames, et le voile de la Fée flottant à la brise nocturne.

Fanchon la ménagère plongea sa cuiller de bois dans le chaudron où cuisait la bouillie d’avoine, et emplit une pleine écuellée.

—    La part de la bonne Fée ! murmura-t-on à la ronde. Maître Vincent Gueffès, le vilain Normand, fut tout seul à hausser les épaules. Ce ne fut pas long, mes petits enfants, poursuivit Simon Le Priol; le Breton commençait un Ave dévotement, parce qu’il se reconnaissait en faute pour s’être mis sous une protection autre que celle de la vierge Marie, lorsqu’il sentit un grand choc.

C’était le cheval noir qui prenait pied sur le rocher du Mont.

Le Breton rouvrit les yeux. La Fée se balançait comme une vapeur aux rayons de la lune.

Elle se jeta tête première dans la mer bleue qui rendit des étincelles.

Le chevalier breton passa la nuit en prières dans la chapelle du couvent. Le lendemain, au bas de l’eau, il vit arriver le fin Normand par la route de Pontaubault. Le Normand donna ses cent sous de la monnaie de Rouen, et ses trois écus royaux, bien à contrecœur.

Quant au Français, Satan sait de ses nouvelles.

Voilà ce que c’est, mes petits enfants; tout est vrai comme ma mère me l’a dit. N, i, ni, j’ai fini.

Il y eut une bruyante explosion, parce que chacun avait retenu son souffle. Les observations se croisèrent. Les langues des quatre Gothon surtout, trop longtemps immobiles, avaient absolument besoin de fonctionner.

—    Ah ! Jésus Dieu ! s’écria Gothon Lecerf, le pauvre Français fut bien puni tout de même !

—    Pourquoi chantait-il les vêpres luronnes ! riposta Gothon Legris.

—    Et le Normand ! reprit Gothon Lenoir.

—    Ah ! dam ! conclut Gothon Ledoux, le Normand fut dindon, ça c’est vrai, et bien fait. Et chacun de rire.

Pourquoi rit-on toujours quand un Normand se casse le cou ?

Maître Gueffès haussa encore les épaules.

—    Et vous allez mettre à présent une bonne écuellée de gruau sur le pas de votre porte, n’est-ce pas, dame Fanchon ? dit-il d’un air narquois.

—    Oui, maître Gueffès, répondit la ménagère, qui ajouta en s’adressant à Simonnette : Tiens, fillette, porte la part de la bonne Fée.

Simonnette prit l’écuelle fumante et la déposa sur le pas de la porte, en dehors.

—    Et vous croyez que la Fée va venir lécher votre écuelle ? dit encore maître Gueffès, la mâchoire sceptique.

—    Si je le crois ! s’écria Fanchon scandalisée.

—    Et qui ne le croirait ? demanda Simon Le Priol; nos pères et nos mères l’ont bien cru avant nous !

—    Vos pères et vos mères, répliqua Gueffès, perdaient leur bouillie; vous aussi. C’est pitié de voir jeter ainsi de bonne farine à la gloutonnerie des vagabonds ou des chiens égarés.

—    Si on peut parler comme ça ! s’écrièrent les quatre Gothon tout d’une voix.

Les quatre Mathurin agitèrent en eux-mêmes la question de savoir s’il n’était pas convenable et opportun de jeter le vilain Gueffès dans la mare.

—    Moi, je vous dis, reprit Gueffès, qu’il n’y a pas plus de fée dans les Grèves que dans le creux de ma main. Quelqu’un de vous l’a-t-il vue ?

Cette question fut faite d’un ton de triomphe. On se regarda à la ronde un peu déconcerté.

—    Vous voyez bien… commença maître Gueffès.

Mais il fut interrompu par le petit Jeannin qui dit d’une voix ferme et claire :

—    Moi, je l’ai vue !

Paul Féval

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