Jules Verne

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Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

Le capitaine Nemo disait vrai. J’en étais arrivé à le vaincre en audace ! C’était moi qui l’entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais… Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s’amusait à te voir emporté dans les rêveries de l’impossible !

Cependant, il n’avait pas perdu un instant. A un signal le second parut. Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dans leur incompréhensible langage, et soit que le second eût été antérieurement prévenu, soit qu’il trouvât le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu’il fût il ne montra pas une plus complète impassibilité que Conseil, lorsque j’annonçai à ce digne garçon notre intention de pousser jusqu’au pôle sud. Un « comme il plaira à monsieur » accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant à Ned Land, si jamais épaules se levèrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous me faites pitié !

—    Mais nous irons au pôle, maître Ned.

—    Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »

Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur », dit-il en me quittant.

Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l’air dans les réservoirs et l’emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m’annonça que les panneaux de la plate-forme allaient être fermés. Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que nous allions franchir. Le temps était clair, l’atmosphère assez pure, le froid très vif, douze degrés au-dessous de zéro; mais le vent s’étant calmé, cette température ne semblait pas trop insupportable.

Une dizaine d’hommes montèrent sur les flancs du Nautilus et, armés de pics, ils cassèrent la glace autour de la carène qui fut bientôt dégagée. Opération rapidement pratiquée, car la jeune glace était mince encore. Tous nous rentrâmes à l’intérieur. Les réservoirs habituels se remplirent de cette eau tenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à descendre.

J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous regardions les couches inférieures de l’Océan austral. Le thermomètre remontait. L’aiguille du manomètre déviait sur le cadran.

A trois cents mètres environ, ainsi que l’avait prévu le capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulée de la banquise. Mais le Nautilus s’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mètres. La température de l’eau, qui donnait douze degrés à la surface, n’en accusait plus que onze. Deux degrés étaient déjà gagnes. Il va sans dire que la température du Nautilus, élevée par ses appareils de chauffage, se maintenait à un degré très supérieur. Toutes les manœuvres s’accomplissaient avec une extraordinaire précision.

« On passera, n’en déplaise à monsieur, me dit Conseil.

—    J’y compte bien ! » répondis-je avec le ton d’une profonde conviction.

Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin de pôle, sans s’écarter du cinquante-deuxième méridien. De 67°30’ à 90° vingt-deux degrés et demi en latitude restaient à parcourir, c’est-à-dire un peu plus de cinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles à l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pôle.

Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situation nous retint, Conseil et moi, à la vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiation électrique du fanal. Mais elle était déserte. Les poissons ne séjournaient pas dans ces eaux prisonnières. Ils ne trouvaient là qu’un passage pour aller de l’Océan antarctique à la mer libre du pôle. Notre marche était rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d’acier.

Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heures de repos. Conseil m’imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenait dans la cage du timonier.

Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. Le loch électrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait été modérée. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidant lentement ses réservoirs.

Mon cœur battait. Allions-nous émerger et retrouver l’atmosphère libre du pôle ?

Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurté la surface inférieure de la banquise, très épaisse encore, à en juger par la matité du bruit. En effet, nous avions « touché » pour employer l’expression marine, mais en sens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont mille émergeaient. La banquise présentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions relevée sur ses bords. Circonstance peu rassurante.

Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs fois cette même expérience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. A de certains instants, il la rencontra par neuf cents mètres, ce qui accusait douze cents mètres d’épaisseur dont deux cents mètres s’élevaient au-dessus de la surface de l’Océan. C’était le double de sa hauteur au moment où le Nautilus s’était enfoncé sous les flots.

Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profil sous-marin de cette chaîne qui se développait sous les eaux.

Le soir, aucun changement n’était survenu dans notre situation. Toujours la glace entre quatre cents et cinq cents mètres de profondeur. Diminution évidente, mais quelle épaisseur encore entre nous et la surface de l’Océan !

Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l’air aurait dû être renouvelé à l’intérieur du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n’eût pas encore demandé à ses réservoirs un supplément d’oxygène.

Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir et crainte m’assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tâtonnements du Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que la surface inférieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mètres de profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface des eaux. La banquise redevenait peu à peu icefield. La montagne se refaisait la plaine.

Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui étincelait sous les rayons électriques. La banquise s’abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongées. Elle s’amincissait de mille en mille.

Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars, la porte du salon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » me dit-il.

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Vingt mille lieues sous les mers

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