20000 Lieues sous les mers

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

A ce moment, nous contournions la crête la plus élevée de ces premiers plans de roches qui soutenaient la voûte. Je vis alors que les abeilles n’étaient pas les seuls représentants du règne animal à l’intérieur de ce volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient çà et là dans l’ombre, ou s’enfuyaient de leurs nids perchés sur des pointes de roc. C’étaient des éperviers au ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur les pentes détalaient aussi, de toute la rapidité de leurs échasses, de belles et grasses outardes. Je laisse à penser si la convoitise du Canadien fut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s’il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et après plusieurs essais infructueux, il parvint à blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’en emparer, ce n’est que vérité pure, mais il fit si bien que l’animal alla rejoindre dans son sac les gâteaux de miel.

Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crête devenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratère béant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages échevelés par le vent d’ouest, qui laissaient traîner jusqu’au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient à une hauteur médiocre, car le volcan ne s’élevait pas à plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan.

Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien nous avions regagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de larges tapis de cette criste-marine, petite plante ombellifère très bonne à confire, qui porte aussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil en récolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait pas milliers des crustacés de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs, des galatées et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles.

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moi nous prîmes plaisir à nous étendre sur son sable fin. Le feu avait poli ses parois émaillées et étincelantes, toutes saupoudrées de la poussière du mica. Ned Land en tâtait les murailles et cherchait à sonder leur épaisseur. Je ne pus m’empêcher de sourire. La conversation se mit alors sur ses éternels projets d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, lui donner cette espérance : c’est que le capitaine Nemo n’était descendu au sud que pour renouveler sa provision de sodium. J’espérais donc que, maintenant, il rallierait les côtes de l’Europe et de l’Amérique; ce qui permettrait au Canadien de reprendre avec plus de succès sa tentative avortée.

Nous étions étendus depuis une heure dans cette grotte charmante. La conversation, animée au début, languissait alors. Une certaine somnolence s’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister au sommeil, je me laissai aller à un assoupissement profond. Je rêvais — on ne choisit pas ses rêves — je rêvais que mon existence se réduisait à la vie végétative d’un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait la double valve de ma coquille…

Tout d’un coup, je fus réveillé par la voix de Conseil.

« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.

—    Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant à demi.

—    L’eau nous gagne ! »

Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrent dans notre retraite, et, décidément, puisque nous n’étions pas des mollusques, il fallait se sauver.

En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur le sommet de la grotte même.

« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveau phénomène ?

—    Eh non ! mes amis, répondis-je, c’est la marée, ce n’est que la marée qui a failli nous surprendre comme le héros de Walter Scott ! L’Océan se gonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d’équilibre, le niveau du lac monte également. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au Nautilus. »

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevé notre promenade circulaire et nous rentrions à bord. Les hommes de l’équipage achevaient à ce moment d’embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus aurait pu partir à l’instant.

Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir secrètement par son passage sous-marin ? Peut-être.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quitté son port d’attache, naviguait au large de toute terre, et à quelques mètres au-dessous des flots de l’Atlantique.

Jules Verne

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