Jules Verne

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Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais voulu descendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immense qui sans doute reliait l’Afrique à l’Amérique, et visiter ces grandes cités antédiluviennes. Là, peut-être, sous mes regards, s’étendaient Makhimos, la guerrière, Eusebès, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient des siècles entiers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasser ces blocs qui résistaient encore à l’action des eaux. Un jour peut-être, quelque phénomène éruptif les ramènera à la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signalé de nombreux volcans sous-marins dans cette portion de l’Océan, et bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés. Les uns ont entendu des bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des éléments; les autres ont recueilli des cendres volcaniques projetées hors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur est encore travaillé par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans une époque éloignée, accrus par les déjections volcaniques et par les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomes n’apparaîtront pas à la surface de l’Atlantique !

Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixer dans mon souvenir tous les détails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoudé sur une stèle moussue, demeurait immobile et comme pétrifié dans une muette extase. Songeait-il à ces générations disparues et leur demandait-il le secret de la destinée humaine ? Était-ce à cette place que cet homme étrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, et revivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n’aurais-je donné pour connaître ses pensées, pour les partager, pour les comprendre !

Nous restâmes à cette place pendant une heure entière, contemplant la vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensité surprenante. Les bouillonnements intérieurs faisaient courir de rapides frissonnements sur l’écorce de la montagne. Des bruits profonds, nettement transmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec une majestueuse ampleur.

A ce moment, la lune apparut un instant à travers la masse des eaux et jeta quelques pâles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’une lueur, mais d’un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard à cette immense plaine; puis de la main il me fit signe de le suivre.

Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt minérale une fois dépassée, j’aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile. Le capitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment où les premières teintes de l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.

Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

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