20000 Lieues sous les mers

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l’on compte en Papouasie et dans les îles voisines. C’était le paradisier “grand-émeraude”, l’un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de longueur. Sa tête était relativement petite, ses yeux placés près de l’ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable réunion de nuances. étant jaune de bec, brun de pieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprées à leurs extrémités, jaune pâle à la tête et sur le derrière du cou, couleur d’émeraude à la gorge, brun marron au ventre et à la poitrine. Deux filets cornés et duveteux s’élevaient au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes très légères, d’une finesse admirable, et ils complétaient l’ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquement appelé 1’« oiseau du soleil ».

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris ce superbe spécimen des paradisiers, afin d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possède pas un seul vivant.

« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’un chasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l’art.

—    Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficile à prendre vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l’objet d’un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d’en fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants.

—    Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?

—    Oui, Conseil.

—    Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes ?

—    Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est, perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ont appelées plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu’ils adaptent adroitement à quelque pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l’oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs d’Europe ces produits de leur singulière industrie.

—    Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont toujours ses plumes, et tant que l’objet n’est pas destiné à être mangé. je n’y vois pas grand mal ! »

Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent “bari-outang”. L’animal venait à propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land se montra très glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la balle électrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré une demi-douzaine de côtelettes destinées à fournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore être marquée par les exploits de Ned et de Conseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de kangourous, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes élastiques. Mais ces animaux ne s’enfuirent pas si rapidement que la capsule électrique ne put les arrêter dans leur course.

« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land que la rage du chasseur prenait à la tête, quel gibier excellent, cuit à l’étuvée surtout ! Quel approvisionnement pour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq à terre ! Et quand je pense que nous dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles du bord n’en auront pas miette ! »

Je crois que, dans l’excès de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pas tant parlé, aurait massacré toute la bande ! Mais il se contenta d’une douzaine de ces intéressants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifères aplacentaires — nous dit Conseil.

Ces animaux étaient de petite taille. C’était une espèce de ces « kangourous-lapins », qui gîtent habituellement dans le creux des arbres, et dont la vélocité est extrême; mais s’ils sont de médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimée.

Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu’il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans les événements.

A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canot était échoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable à un long écueil, émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire du dîner. Il s’entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de « bari-outang », grillées sur des charbons, répandirent bientôt une délicieuse odeur qui parfuma l’atmosphère !…

Mais je m’aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais ! Que l’on me pardonne, comme j’ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs !

Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menu extraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l’artocarpus, quelques mangues, une demi-douzaine d’ananas, et la liqueur fermentée de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois même que les idées de mes dignes compagnons n’avaient pas toute la netteté désirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ? dit Conseil.

Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.

A ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, et coupa court à la proposition du harponneur.

Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

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