Jules Verne

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Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi après le départ du capitaine.

—    Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9, car il paraît que la lune aura la complaisance de nous remettre à flot.

—    Tout simplement ?

—    Tout simplement.

—    Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine sur ses chaînes, et tout faire pour se déhaler ?

Puisque la marée suffira ! » répondit simplement Conseil.

Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules. C’était le marin qui parlait en lui.

« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n’est bon qu’à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaine Nemo.

—    Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous de ce vaillant Nautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur les marées du Pacifique. D’ailleurs, le conseil de fuir pourrait être opportun si nous étions en vue des côtes de l’Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c’est autre chose, et il sera toujours temps d’en venir à cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever, ce que je regarderais comme un événement grave.

—    Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sous ces arbres. des animaux terrestres, des porteurs de côtelettes et de roast-beefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents.

—    Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter à terre, ne fût-ce que pour ne pas perdre l’habitude de fouler du pied les parties solides de notre planète ?

—    Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.

—    Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à quoi nous en tenir sur l’amabilité du capitaine. »

A ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grâce et d’empressement, sans même avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord. Mais une fuite à travers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été très périlleuse, et je n’aurais pas conseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait être prisonnier à bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin. Je ne cherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai même qu’aucun homme de l’équipage ne nous serait donné, et que Ned Land serait seul chargé de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait à deux milles au plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien de conduire ce léger canot entre les lignes de récifs si fatales aux grands navires.

Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de son alvéole et lancé à la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent à cette opération. Les avirons étaient dans l’embarcation, et nous n’avions plus qu’à y prendre place.

A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordions du Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les étroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement.

Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnier échappé de sa prison, et il ne songeait guère qu’il lui faudrait y rentrer.

« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents, variera agréablement notre ordinaire.

—    Gourmand ! répondait Conseil, il m’en fait venir l’eau à la bouche.

—    Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le gibier n’y est pas de telle taille qu’il puisse lui-même chasser le chasseur.

—    Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dents semblaient être affûtées comme un tranchant de hache, mais je mangerai du tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre quadrupède dans cette île.

—    L’ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

—    Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatre pattes sans plumes, ou à deux pattes avec plumes, sera salué de mon premier coup de fusil.

—    Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de maître Land qui vont recommencer !

—    N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagez ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets de ma façon. »

A huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’échouer doucement sur une grève de sable, après avoir heureusement franchi l’anneau coralligène qui entourait l’île de Gueboroar.

Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

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