Jules Verne

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

A ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur, commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingénieurs qui quittèrent leur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux. L’ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus que sur son erre.

L’obscurité était profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir. Mon cœur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l’objet qu’il indiquait de la main.

A deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche de tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n’était point un simple phénomène de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Le monstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclat très intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite par un agent d’une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l’insoutenable éclat s’éteignait par dégradations successives.

« Ce n’est qu’une agglomération de molécules phosphorescentes, s’écria l’un des officiers.

—    Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de nature essentiellement électrique… D’ailleurs, voyez, voyez ! il se déplace ! il se meut en avant, en arrière ! il s’élance sur nous ! »

Un cri général s’éleva de la frégate.

« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine en arrière ! »

Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine. La vapeur fut immédiatement renversée et l’Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapidement du foyer lumineux.

Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filait alors quatorze nœuds. et l’enveloppa de ses nappes électriques comme d’une poussière lumineuse. Puis il s’éloigna de deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un express. Tout d’un coup. des obscures limites de l’horizon, où il alla prendre son élan, le monstre fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec une effrayante rapidité, s’arrêta brusquement à vingt pieds de ses préceintes, s’éteignit non pas en s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dégradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fût subitement tarie ! Puis, il reparut de l’autre côté du navire, soit qu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glissé sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.

Cependant, je m’étonnais des manœuvres de la frégate. Elle fuyait et n’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fis l’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible, était empreinte d’un indéfinissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’en défendre ? Attendons le jour et les rôles changeront.

—    Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ?

—    Non, monsieur, c’est évidemment un narval gigantesque, mais aussi un narval électrique.

—    Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’une gymnote ou une torpille !

—    En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narval, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.

Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ?

—    Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’ait rapporté deux mille dollars.

—    En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents ?

—    Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.

—    S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.

—    Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute !

—    Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition ?

—    Sans doute, monsieur.

—    Ce sera jouer la vie de mes hommes ?

—    Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.

Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, à cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l’animal et jusqu’à sa respiration haletante. Il semblait qu’au moment où l’énorme narval venait respirer à la surface de l’océan, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.

« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un régiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! »

On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prépara au combat. Les engins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d’un mille, et de longues canardières à balles explosives dont la blessure est mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Land s’était contenté d’affûter son harpon, arme terrible dans sa main.

A six heures, l’aube commença à poindre, et avec les premières lueurs de l’aurore disparut l’éclat électrique du narval. A sept heures, le jour était suffisamment fait, mais une brume matinale très épaisse rétrécissait l’horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là, désappointement et colère.

Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers s’étaient déjà perchés à la tête des mâts.

A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se levèrent peu à peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait à la fois.

Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.

« La chose en question, par bâbord derrière ! » cria le harponneur.

Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.

Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait d’un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait un remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, d’une blancheur éclatante, marquait le passage de l’animal et décrivait une courbe allongée.

La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai en toute liberté d’esprit. Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagéré ses dimensions, et j’estimai sa longueur à deux cent cinquante pieds seulement. Quant à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l’apprécier; mais, en somme, l’animal me parut être admirablement proportionné dans ses trois dimensions.

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