Jules Verne

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Jules Verne

Une ville flottante

Pendant la nuit du vendredi au samedi, le Great Eastern traversa le courant du Gulf Stream, dont les eaux, plus foncées et plus chaudes, tranchaient sur les couches ambiantes. La surface de ce courant pressé entre les flots de l’Atlantique est même légèrement convexe. C’est donc un fleuve véritable qui coule entre deux rives liquides, et l’un des plus considérables du globe, car il réduit au rang de ruisseau l’Amazone ou le Mississippi. L’eau puisée pendant la nuit était remontée de vingt-sept degrés Fahrenheit à cinquante et un degrés, ce qui donne en centigrades douze degrés.

Cette journée du 5 avril débuta par un magnifique lever de soleil. Les longues lames de fond resplendissaient. Une chaude brise du sud-ouest passait dans le gréement. C’étaient les premiers beaux jours. Ce soleil, qui eût reverdi les campagnes du continent, fit éclore ici de fraîches toilettes. La végétation retarde quelquefois, la mode jamais. Bientôt les boulevards comptèrent de nombreux groupes de promeneurs. Tels les Champs-Élysées, un dimanche, par un beau soleil de mai.

Pendant cette matinée, je ne vis pas le capitaine Corsican. Désirant avoir des nouvelles de Fabian, je me rendis à la cabine que celui-ci occupait en abord du grand salon. Je frappai à la porte de cette cabine, mais je n’obtins pas de réponse. Je poussai la porte. Fabian n’y était pas.

Je remontai alors sur le pont. Parmi les passants je ne remarquai ni mes amis ni mon docteur. Il me vint alors à la pensée de chercher en quel endroit du steamship était confinée la malheureuse Ellen. Quelle cabine occupait-elle ? Où Harry Drake l’avait-il reléguée ? À quelles mains était confiée cette infortunée que son mari abandonnait pendant des jours entiers ? Sans doute aux soins intéressés de quelque femme de chambre du bord, à quelque indifférente garde-malade ? Je voulus savoir ce qui en était, non par un vain motif de curiosité, mais dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, ne fût-ce que pour prévenir une rencontre toujours à craindre.

Je commençai ma recherche par les cabines du grand salon des dames et je parcourus les couloirs des deux étages qui desservent cette portion du navire. Cette inspection était assez facile, parce que le nom des passagers, inscrit sur une pancarte, se lisait à la porte de chaque cabine, ce qui simplifiait le service des stewards. Je ne trouvai pas le nom de Harry Drake, ce qui me surprit peu, car cet homme avait dû préférer la situation des cabines disposées, à l’arrière du Great Eastern, sur des salons moins fréquentés. Il n’existait, d’ailleurs, au point de vue du confort, aucune différence entre les aménagements de l’avant et ceux de l’arrière, car la Société des Affréteurs n’avait admis qu’une seule classe de passagers.

Je me dirigeai donc vers les salles à manger, et je suivis attentivement les couloirs latéraux qui circulaient entre le double rang des cabines. Toutes ces chambres étaient occupées, toutes portaient le nom d’un passager, et le nom de Harry Drake manquait encore. Cette fois, l’absence de ce nom m’étonna, car je croyais avoir visité notre ville flottante tout entière, et je ne connaissais pas d’autre « quartier » plus reculé que celui-ci. J’interrogeai donc un steward qui m’apprit ce que j’ignorais, c’est qu’une centaine de cabines existaient encore en arrière des « dining rooms ».

« Comment y descend-on ? demandai-je.

—    Par un escalier qui aboutit au pont, sur le côté du grand roufle.

—    Bien, mon ami. Et savez-vous quelle cabine occupe Mr Harry Drake ?

—    Je l’ignore, monsieur », me répondit le steward. Je remontai alors sur le pont, et, suivant le roufle, j’arrivai à la porte qui fermait l’escalier indiqué. Cet escalier conduisait, non plus à de vastes salons, mais à un simple carré mi-obscur, autour duquel était disposée une double rangée de cabines. Harry Drake, voulant isoler Ellen, n’avait pu choisir un endroit plus propice à son dessein. La plupart de ces cabines étaient inoccupées. Je parcourus le carré et les couloirs latéraux porte à porte. Quelques noms étaient inscrits sur les pancartes, deux ou trois au plus, mais non celui de Harry Drake. Cependant, j’avais fait une minutieuse inspection de ce compartiment, et, fort désappointé, j’allais me retirer, quand un murmure vague, presque insaisissable, frappa mon oreille. Ce murmure se produisait au fond du couloir de gauche. Je me dirigeai de ce côté. Les sons, à peine perceptibles, s’accentuèrent davantage. Je reconnus une sorte de chant plaintif, ou plutôt une mélopée traînante, dont les paroles ne parvenaient pas jusqu’à moi.

J’écoutai. C’était une femme qui chantait ainsi; mais dans cette voix inconsciente on sentait une douleur profonde. Cette voix devait être celle de la pauvre folle. Mes pressentiments ne pouvaient me tromper. Je m’approchai doucement de la cabine qui portait le numéro 775. C’était la dernière de ce couloir obscur, et elle devait être éclairée par un des hublots inférieurs évidés dans la coque du Great Eastern. Sur la porte de cette cabine, aucun nom. En effet, Harry Drake n’avait pas intérêt à faire connaître l’endroit où il confinait Ellen.

La voix de l’infortunée arrivait alors distinctement jusqu’à moi. Son chant n’était qu’une suite de phrases fréquemment interrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On eût dit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait une personne endormie du sommeil magnétique.

Non ! bien que je n’eusse aucun moyen de reconnaître son identité, je ne doutais pas que ce fût Ellen qui chantât ainsi.

Pendant quelques minutes, j’écoutai, et j’allais me retirer, quand j’entendis marcher dans le carré central… Était-ce Harry Drake ? Dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, je ne voulais pas être surpris à cette place. Heureusement, le couloir, contournant la double rangée de cabines, me permettait de remonter sur le pont sans être aperçu. Cependant, je tenais à savoir quelle était la personne dont j’entendais le pas. La semi-obscurité me protégeait, et en me plaçant dans l’angle du couloir je pouvais voir sans être vu. Cependant, le bruit avait cessé. Bizarre coïncidence, avec lui s’était tu le chant d’Ellen. J’attendis. Bientôt le chant recommença, et le plancher gémit de nouveau sous la pression d’un pas lent. Je penchai la tête, et au fond du couloir, dans une vague clarté qui filtrait à travers l’imposte des cabines, je reconnus Fabian.

C’était mon malheureux ami ! Quel instinct le conduisait en ce lieu ? Avait-il donc, et avant moi, découvert la retraite de la jeune femme ? Je ne savais que penser. Fabian s’avançait lentement, longeant les cloisons, écoutant, suivant comme un fil cette voix qui l’attirait, malgré lui peut-être, et sans qu’il en eût conscience. Et pourtant il me semblait que le chant s’affaiblissait à son approche, et que ce fil si ténu allait se rompre… Fabian arriva près de la cabine et s’arrêta.

Comme son cœur devait battre à ces tristes accents ? Comme tout son être devait frémir ! Il était impossible que dans cette voix il ne retrouvât pas quelque ressouvenir du passé. Et cependant, ignorant la présence de Harry Drake à bord, comment aurait-il même soupçonné la présence d’Ellen ? Non ! C’était impossible, et il n’était attiré que parce que ces accents maladifs répondaient, sans qu’il s’en doutât, à l’immense douleur qu’il portait en lui.

Fabian écoutait toujours. Qu’allait-il faire ? Appellerait-il la folle ? Et si Ellen apparaissait soudain ? Tout était possible, et tout était danger dans cette situation ! Cependant, Fabian se rapprocha encore de la porte de la cabine. Le chant, qui diminuait peu à peu, mourut soudain; puis un cri déchirant se fit entendre.

Ellen, par une communication magnétique, avait-elle senti si près d’elle celui qu’elle aimait ? L’attitude de Fabian était effrayante. Il était comme ramassé sur lui-même. Allait-il donc briser cette porte ? Je le crus et je me précipitai vers lui.

Il me reconnut. Je l’entraînai. Il se laissait faire. Puis, d’une voix sourde :

« Savez-vous quelle est cette infortunée ? me demanda-t-il.

—    Non, Fabian, non.

—    C’est la folle ! dit-il. On dirait une voix de l’autre monde. Mais cette folie n’est pas sans remède. Je sens qu’un peu de dévouement, un peu d’amour guérirait cette pauvre femme ?

—    Venez, Fabian, dis-je, venez ! » Nous étions remontés sur le pont. Fabian, sans ajouter une parole, me quitta presque aussitôt; mais je ne le perdis pas de vue avant qu’il n’eût regagné sa cabine.

Un roman de Jules Verne

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