Jules Verne

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Jules Verne

Un billet de loterie

Un mouvement de dépit était échappé à dame Hansen, et Sandgoïst, par le plissement de son front, l’éclair de ses yeux, montrait que la colère commençait à s’emparer de lui.

—    Oui ! Restez, Hulda, dit-il. Ce n’est pas votre dernier mot, et, si j’insiste, c’est que j’ai le droit d’insister. Je pense, d’ailleurs, que je me suis mal expliqué, ou, plutôt, vous m’aurez mal compris. Il est certain que les chances de ce billet ne se sont point accrues parce que la main d’un naufragé l’a enfermé dans une bouteille et qu’il a été fort à propos recueilli. Mais il n’y a pas à raisonner avec l’engouement du public. Nul doute que beaucoup de gens désirent en devenir possesseurs. Ils ont déjà offert de l’acheter, ils l’offriront encore. Je le répète, cela se présente comme une affaire, et c’est une affaire que je viens vous proposer.

—    Vous aurez quelque peine à vous entendre avec ma sœur, monsieur, répondit ironiquement Joël. Quand vous lui parlez affaire, elle vous répond sentiment !

—    Des mots, tout cela, jeune homme ! répondit Sandgoïst, et, quand mon explication sera terminée, vous verrez que, si c’est une affaire avantageuse pour moi, elle l’est aussi pour elle. J’ajoute qu’elle le sera également pour sa mère, dame Hansen, qui s’y trouve directement intéressée.

Joël et Hulda se regardaient. Allaient-ils apprendre ce que dame Hansen leur avait caché jusqu’alors ?

—    Je reprends, dit Sandgoïst. Je n’ai pas prétendu que ce billet me fût cédé pour le prix qu’il a coûté à Ole Kamp. Non !… À tort ou à raison, il a acquis une certaine valeur marchande. Aussi, j’entends faire un sacrifice pour en devenir possesseur.

—    On vous dit, répliqua Joël, que Hulda a déjà repoussé des propositions supérieures à tout ce que vous pourriez offrir…

—    Vraiment ! s’écria Sandgoïst. Des propositions supérieures ! Et qu’en savez-vous ?

—    D’ailleurs, quelles qu’elles soient, ma sœur les refuse, et j’approuve son refus !

—    Ah ! çà, ai-je affaire à Joël ou à Hulda Hansen ?

—    Ma sœur et moi, nous ne faisons qu’un, répondit Joël. Apprenez-le, monsieur, puisque vous semblez ne pas le savoir !

Sandgoïst, sans se déconcerter, haussa les épaules. Puis, en homme sûr de ses arguments, il reprit :

—    Quand j’ai parlé d’un prix en échange du billet, j’aurais dû dire que j’ai à vous offrir des avantages : tels que, dans l’intérêt de sa famille, Hulda ne pourra les rejeter.

—    Vraiment !

—    Et maintenant, mon garçon, sachez, à votre tour, que je ne suis pas venu à Dal pour prier votre sœur de me céder ce billet ! Non ! Mille diables, non !

—    Que demandez-vous alors ?

—    Je ne demande pas, j’exige… je veux !…

—    Et de quel droit, s’écria Joël, de quel droit, vous, un étranger, osez-vous parler ainsi dans la maison de ma mère ?

—    Du droit qu’a tout homme, répondit Sandgoïst, de parler quand il lui plaît et comme il lui plaît, lorsqu’il est chez lui !

—    Chez lui ! Joël, au comble de l’indignation, marcha vers Sandgoïst, qui, bien qu’il ne s’effrayât pas facilement, s’était vivement rejeté hors du fauteuil. Mais Hulda retint son frère, pendant que dame Hansen, la tête cachée dans ses mains, reculait à l’autre extrémité de la salle.

—    Frère !… regarde-la !… dit la jeune fille. Joël s’arrêta soudain. La vue de sa mère avait paralysé sa fureur. Tout, dans son attitude, disait à quel point dame Hansen était au pouvoir de ce Sandgoïst ! Celui-ci reprit le dessus en voyant l’hésitation de Joël et revint à la place qu’il occupait.

—    Oui, chez lui ! s’écria-t-il d’une voix plus menaçante encore. Depuis la mort de son mari, dame Hansen s’est jetée dans des spéculations qui n’ont point réussi. Elle a compromis le peu de fortune qu’avait laissé votre père en mourant. Il lui a fallu emprunter chez un banquier de Christiania. À bout de ressources, elle a offert cette maison en garantie d’une somme de quinze mille marks qui lui a été prêtée par obligation bien en règle, obligation que, moi, Sandgoïst, j’ai rachetée de son prêteur. Cette maison sera donc la mienne, et très prochainement, si je ne suis pas payé à l’échéance.

—    Quand, cette échéance ? demanda Joël.

—    Le 20 juillet, dans dix-huit jours, répondit Sandgoïst. Et ce jour-là, que cela vous plaise ou non, je serai ici chez moi !

—    Vous ne serez chez vous, à cette date, que si vous n’avez pas été remboursé d’ici là ! riposta Joël. Je vous défends donc de parler comme vous le faites devant ma mère et devant ma sœur !

—    Il me défend !… à moi !… s’écria Sandgoïst. Et sa mère me le défend-elle ?

—    Mais parlez donc, ma mère ! dit Joël, en allant vers dame Hansen, dont il voulut écarter les mains.

—    Joël !… Mon frère !… s’écria Hulda… Par pitié pour elle… je t’en supplie… calme-toi !

Dame Hansen, la tête courbée, n’osait plus regarder son fils. Il n’était que trop vrai, quelques années après la mort de son mari, elle avait tenté d’accroître sa fortune en des affaires hasardeuses. Le peu d’argent dont elle disposait s’était promptement dissipé. Bientôt il lui avait fallu recourir aux emprunts ruineux. Et maintenant, une obligation, hypothéquée sur sa maison, était passée aux mains de ce Sandgoïst, de Drammen, un homme sans cœur, un usurier bien connu, détesté dans le pays. Dame Hansen ne l’avait vu pour la première fois que le jour où il était venu à Dal afin d’évaluer la valeur de l’auberge.

Ainsi donc, voilà quel était le secret qui pesait sur sa vie ! Voilà quelle était l’explication de son attitude, et pourquoi elle vivait à l’écart, comme si elle eût voulu se cacher de ses enfants ! Voilà enfin ce qu’elle n’avait jamais voulu dire à ceux dont elle avait compromis l’avenir.

Hulda osait à peine songer à ce qu’elle venait d’entendre. Oui ! Sandgoïst était bien le maître d’imposer ses volontés ! Ce billet qu’il voulait avoir aujourd’hui, il n’aurait plus de valeur dans quinze jours, et, si elle ne le livrait pas, c’était la ruine, c’était la maison vendue, c’était la famille Hansen sans domicile, sans ressources… C’était la misère.

Hulda n’osait pas lever les yeux sur Joël. Mais Joël, emporté par la colère, ne voulut rien entendre des menaces de l’avenir. Il ne voyait que Sandgoïst, et, si cet homme parlait encore comme il l’avait fait devant lui, il ne pourrait plus se maîtriser…

Sandgoïst, se sachant le maître de la situation, devint plus dur, plus impérieux encore.

—    Ce billet, je le veux et je l’aurai ! répéta-t-il. En échange, je n’offre pas un prix qu’il est impossible d’établir; mais j’offre de reculer l’échéance de l’obligation souscrite par dame Hansen, de la reculer d’un an… de deux ans !… Fixez vous-même la date, Hulda !

Hulda, le cœur étreint par l’angoisse, n’aurait pu répondre. Son frère répondit pour elle et s’écria :

—    Le billet de Ole Kamp ne peut être vendu par Hulda Hansen ! Ma sœur refuse donc, quelles que soient vos prétentions et vos menaces ! Et maintenant, sortez !

—    Sortir ! dit Sandgoïst. Eh bien, non !… Je ne sortirai pas !… Et si l’offre que j’ai faite n’est pas suffisante… j’irai plus loin !… Oui !… contre la remise du billet, j’offre… j’offre…

Il fallait que Sandgoïst eût vraiment un irrésistible désir de posséder ce billet, il fallait qu’il fût bien convaincu que l’affaire serait avantageuse pour lui, car il alla s’asseoir devant la table, où se trouvait du papier, une plume et de l’encre. Un instant après :

—    Voilà ce que j’offre ! dit-il. C’était une quittance de la somme due par dame Hansen, et pour laquelle elle avait donné en garantie la maison de Dal.

Dame Hansen, les mains suppliantes, à demi courbée, regardait, implorait sa fille…

—    Et maintenant, reprit Sandgoïst, ce billet… je le veux !… Je le veux aujourd’hui… à l’instant !… Je ne quitterai pas Dal sans l’emporter !… Je le veux, Hulda !… Je le veux !

Sandgoïst s’était approché de la pauvre fille, comme s’il eût voulu la fouiller pour lui arracher le billet de Ole… Ce fut là plus que ne put supporter Joël, surtout quand il entendit Hulda crier :

—    Frère !… frère !

—    Sortirez-vous ! dit-il.

Et, comme Sandgoïst refusait de sortir, il allait s’élancer sur lui, lorsque Hulda intervint.

—    Ma mère, voici le billet ! dit-elle. Dame Hansen avait vivement saisi le billet, et, pendant qu’elle l’échangeait contre la quittance de Sandgoïst, Hulda tombait sur le fauteuil, presque sans connaissance.

—    Hulda !… Hulda !… s’écria Joël. Reviens à toi !… Ah ! ma sœur, qu’as-tu fait ?

—    Ce qu’elle a fait ? répondit dame Hansen. Ce qu’elle a fait ?… Oui, je suis coupable ! Oui ! dans l’intérêt de mes enfants, j’ai voulu accroître le bien de leur père ! Oui ! J’ai compromis l’avenir ! J’ai appelé la misère sur cette maison… Mais Hulda nous a sauvés tous !… Voilà ce qu’elle a fait !… Merci, Hulda… merci !

Sandgoïst était toujours là. Joël l’aperçut.

—    Vous… ici… encore ! s’écria-t-il. Puis, allant vers Sandgoïst, il le prit par les épaules, il le souleva, et, malgré sa résistance, malgré ses cris, il le jeta dehors.

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