Jules Verne

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Jules Verne

Un billet de loterie

Sylvius Hog était donc parti pour Bergen. Sa nature tenace, son caractère énergique, un instant ébranlés, avaient repris le dessus. Il ne voulait pas croire à la mort de Ole Kamp, ni admettre que Hulda fût condamnée à ne jamais le revoir. Non ! tant que la matérialité du fait ne serait pas reconnue, il le tenait pour faux. Et, comme on dit vulgairement, « c’était plus fort que lui ».

Mais avait-il donc un indice sur lequel il lui serait possible d’appuyer l’œuvre qu’il allait entreprendre à Bergen ? Oui, mais un indice bien vague, il faut en convenir !

Il savait, en effet, à quelle date le billet avait été jeté à la mer par Ole Kamp, à quelle date et dans quels parages la bouteille, qui renfermait ce billet, avait été recueillie. C’est ce que venait de lui apprendre la lettre de la Marine, lettre qui l’avait décidé à partir immédiatement pour Bergen, afin de s’entendre avec la maison Help et les marins les plus compétents du port. Peut-être cela suffirait-il pour imprimer une utile direction aux recherches dont le Viken allait être l’objet.

Le voyage s’accomplit aussi rapidement que possible. Arrivé à Moel, Sylvius Hog renvoya son compagnon avec la carriole. Il prit passage sur une de ces embarcations d’écorce de bouleau, qui font le service du lac Tinn. Une fois à Tinoset, au lieu de se porter vers le sud, c’est-à-dire du côté de Bamble, il loua une seconde carriole et suivit les routes du Hardanger, afin de gagner le golfe de ce nom par le plus court. Là, le Run, petit bateau à vapeur qui fait le service du golfe, lui permit de le redescendre jusqu’à son extrémité inférieure. Enfin, après avoir traversé un lacis de fiords, entre les îlots et les îles dont est semé le littoral norvégien, le 2 juillet, dès l’aube, il débarqua sur le quai de Bergen.

Cette ancienne ville que baignent les deux fiords de Sogne et de Hardanger, est située dans une contrée superbe à laquelle ressemblera la Suisse, le jour où un bras de mer artificiel aura amené les eaux de la Méditerranée au pied de ses montagnes. Une magnifique allée de frênes donne accès aux premières habitations de Bergen. Ses hautes maisons à pignons pointus resplendissent de blancheur, comme celles des villes arabes, et sont agglomérées dans ce triangle irrégulier qui renferme ses trente mille habitants. Ses églises datent du douzième siècle. Sa haute cathédrale la signale de loin aux navires qui viennent du large. C’est la capitale de la Norvège commerçante, bien qu’elle soit placée très en dehors des voies de communication, et fort éloignée des deux autres villes qui, politiquement, tiennent le premier et le deuxième rang dans le royaume — Christiania et Drontheim.

En toute autre circonstance, le professeur eût pris goût à étudier ce chef-lieu de préfecture, peut-être plus hollandais que norvégien par son aspect et ses mœurs. Cela faisait partie du programme de son voyage. Mais, depuis l’aventure de la Maristien, depuis son arrivée à Dal, ce programme avait subi d’importantes modifications. Sylvius Hog n’était plus maintenant le député touriste, qui voulait prendre un exact aperçu du pays, au point de vue politique comme au point de vue commercial. C’était l’hôte de la maison Hansen, l’obligé de Joël et de Hulda, dont les intérêts primaient tout. C’était le débiteur qui voulait, à n’importe quel prix, payer sa dette de reconnaissance. « Et, pensait-il, ce qu’il allait tenter de faire pour eux, ce serait bien peu de chose ! »

En arrivant à Bergen par le Run, Sylvius Hog prit terre au fond du port, sur le quai du marché au poisson. Aussitôt, il se rendit dans le quartier de Tyske-Bodrone, où demeurait Help junior, de la maison Help frères.

Naturellement, il pleuvait, puisque la pluie tombe à Bergen trois cent soixante jours par an. Mais, pour être clos et couvert, on eût difficilement trouvé une maison mieux aménagée que l’hospitalière maison de Help junior. Quant à l’accueil qu’y reçut Sylvius Hog, nulle part il n’aurait pu être plus chaud, plus cordial, plus démonstratif. Son ami s’empara de sa personne comme d’un colis précieux qu’il prenait en consignation, qu’il emmagasina avec soin, et qu’il ne délivrerait plus que contre un reçu en bonne et due forme.

Immédiatement, Sylvius Hog fit connaître le but de son voyage à Help junior. Il lui parla du Viken. Il lui demanda si aucune nouvelle n’en était arrivée depuis sa dernière lettre. Les marins de l’endroit le considéraient-ils comme perdu corps et biens ? Ce naufrage, qui mettait en deuil plusieurs familles de Bergen, n’avait-il pas amené les autorités maritimes à commencer des recherches ?

—    Et comment le pourrait-on, répondit Help junior, puisqu’on ne sait quel est le lieu du naufrage ?

—    Soit, mon cher Help, et c’est précisément parce qu’on l’ignore qu’il faut chercher à le connaître.

—    À le connaître ?

—    Oui ! Si on ne sait rien de l’endroit où a sombré le Viken, on sait, du moins, quel est l’endroit où le document a été recueilli par le navire danois. Il y a là donc un indice certain que nous serions coupables de négliger.

—    Quel est cet endroit ?

—    Écoutez-moi, mon cher Help ! Sylvius Hog communiqua alors les nouveaux renseignements que lui avait fait parvenir en dernier lieu la Marine, et les pleins pouvoirs qu’elle lui donnait pour les utiliser.

La bouteille qui renfermait le billet de loterie de Ole Kamp avait été trouvée, le 5 juin, par le brick-goélette Christian, capitaine Mosselman, d’Elseneur, à deux cents milles dans le sud-ouest de l’Islande, les vents soufflant du sud-est.

Ce capitaine avait aussitôt pris connaissance du document, comme il le devait, pour le cas où un secours immédiat eût pu être porté aux survivants du Viken. Mais les lignes écrites au dos du billet de loterie n’indiquaient en aucune façon le lieu du naufrage, et le Christian ne put se porter sur les parages de la catastrophe.

C’était un honnête homme, ce capitaine Mosselman. Peut-être un autre, peu scrupuleux, eût-il gardé le billet pour son compte. Lui n’eut plus qu’une pensée : c’était de faire parvenir le billet à son adresse, dès qu’il serait rentré au port. « Hulda Hansen, de Dal », cela suffisait. Il n’était pas nécessaire d’en savoir davantage.

Cependant, une fois arrivé à Copenhague, le capitaine Mosselman se dit qu’il ferait mieux de remettre le document aux autorités danoises au lieu de l’envoyer directement à la destinataire. C’était plus sûr et plus régulier. C’est donc ce qu’il fit, et la Marine de Copenhague avisa aussitôt la Marine de Christiania.

Un conte de Jules Verne

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