Jules Verne

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Jules Verne

Un billet de loterie

Joël se trouvait alors à une vingtaine de pieds de la place occupée par Hulda et le voyageur — en contrebas. La courbure de la croupe l’avait empêché de les rejoindre directement. Il lui fallait donc remonter maintenant cette surface arrondie. C’était le plus difficile et aussi le plus dangereux. Il y allait de sa vie.

—    Pas un mouvement, Hulda ! cria-t-il une dernière fois. Si vous glissiez tous deux, comme je ne suis pas en bonne position pour vous retenir, nous serions perdus !

—    Ne crains rien, Joël ! répondit Hulda. Ne songe qu’à toi, et que Dieu te vienne en aide !

Joël commença à se hisser sur le ventre, en se traînant par un véritable mouvement de reptation. Deux ou trois fois, il sentit que tout point d’appui allait lui manquer. Mais enfin, à force d’adresse, il parvint à remonter jusque auprès du voyageur.

Celui-ci, un homme âgé déjà, mais de complexion vigoureuse, avait une belle figure, aimable et souriante. En vérité, Joël se fût plutôt attendu à trouver là quelque jeune audacieux qui s’était engagé à franchir la Maristien.

—    C’est bien imprudent ce que vous avez fait, monsieur ! dit-il en se couchant à demi pour reprendre haleine.

—    Comment, si c’est imprudent ? répliqua le voyageur. Dites donc que c’est tout bonnement absurde !

—    Vous avez risqué votre vie…

—    Et je vous ai fait risquer la vôtre !

—    Oh ! moi !… c’est un peu mon métier ! répondit Joël. Et, se relevant :

—    Maintenant, il s’agit de regagner le haut de la croupe, ajouta-t-il, mais le plus difficile est fait.

—    Oh ! le plus difficile !…

—    Oui, monsieur, c’était d’arriver jusqu’à vous. Nous n’avons plus qu’à remonter une pente bien moins raide.

—    C’est que vous ferez bien de ne pas trop compter sur moi, mon garçon ! J’ai une jambe qui ne pourra guère me servir, ni en ce moment ni pendant quelques jours, peut-être !

—    Essayez de vous relever !

—    Volontiers… avec votre aide !

—    Vous prendrez le bras de ma sœur. Moi, je vous soutiendrai et vous pousserai par les reins.

—    Solidement ?…

—    Solidement.

—    Eh bien, mes amis, je m’en rapporte à vous. Puisque vous avez eu la pensée de me tirer d’affaire, cela vous regarde.

On procéda, ainsi que l’avait dit Joël, prudemment. Si de remonter la croupe ne fut pas sans quelque danger, tous trois s’en tirèrent mieux et plus vite qu’ils ne l’espéraient. D’ailleurs, ce n’était ni d’une foulure ni d’une entorse que souffrait le voyageur, mais simplement d’une très forte écorchure. Il put donc faire meilleur usage de ses deux jambes qu’il ne le croyait, non sans douleur, toutefois. Dix minutes après, il était en sûreté au-delà de la Maristien.

Là, il aurait pu se reposer sous les premiers sapins qui bordent le field supérieur du Rjukanfos. Mais Joël lui demanda un effort de plus. Il s’agissait de gagner une cabane perdue sous les arbres, un peu en arrière de la roche sur laquelle sa sœur et lui s’étaient arrêtés en arrivant à la chute. Le voyageur essaya de faire l’effort demandé, il y réussit, et, soutenu, d’un côté par Hulda, de l’autre par Joël, il arriva sans trop de mal devant la porte de la cabane.

—    Entrons, monsieur, dit alors la jeune fille, et, là, vous vous reposerez un instant.

—    L’instant pourra-t-il durer un bon quart d’heure ?

—    Oui, monsieur, et ensuite, il faudra bien que vous consentiez à venir avec nous jusqu’à Dal.

—    À Dal ?… Eh ! c’est précisément à Dal que j’allais !

—    Seriez-vous donc le touriste qui vient du nord, demanda Joël, et qui m’avait été signalé au Hardanger ?

—    Précisément.

—    Ma foi, vous n’aviez pas pris le bon chemin…

—    Je m’en doute un peu.

—    Et, si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé, je serais allé vous attendre de l’autre côté du Rjukanfos !

—    Ça, c’eût été une bonne idée, mon brave jeune homme ! Vous m’auriez épargné une imprudence impardonnable à mon âge…

—    À tout âge, monsieur ! répondit Hulda. Tous trois entrèrent alors dans la cabane, où se trouvait une famille de paysans, le père, la mère et leurs deux filles qui se levèrent et firent bon accueil aux arrivants. Joël put alors constater que le voyageur n’avait qu’une assez grave écorchure à la jambe, un peu au-dessous du genou. Cela nécessiterait certainement une bonne semaine de repos; mais la jambe n’était ni luxée ni cassée, l’os n’était pas même atteint. C’était l’essentiel. Du laitage excellent, des fraises en abondance, un peu de pain bis, furent offerts et acceptés. Joël ne se cacha point de montrer un formidable appétit, et, si Hulda mangea à peine, le voyageur ne refusa pas de tenir tête à son frère.

—    Vraiment, dit-il, cet exercice m’a creusé l’estomac ! Mais j’avouerai volontiers que de prendre par la Maristien, c’était plus qu’imprudent ! Vouloir jouer le rôle de l’infortuné Eystein, quand on pourrait être son père… et même son grand-père !…

—    Ah ! vous connaissez la légende ? dit Hulda.

—    Si je la connais !… Ma nourrice m’endormait en me la chantant, à l’heureux âge où j’avais encore une nourrice ! Oui, je la connais, ma courageuse fille, et je n’en suis que plus coupable ! — — Maintenant, mes amis, Dal est un peu loin pour l’invalide que je suis ! Comment allez-vous me transporter jusque-là ?

—    Ne vous inquiétez de rien, monsieur, répondit Joël. Notre carriole nous attend au bas du sentier. Seulement, il y aura trois cents pas à faire…

—    Hum ! Trois cents pas !

—    En descendant, ajouta la jeune fille.

—    Oh ! si c’est en descendant, cela ira tout seul, mes amis, et un bras me suffira…

—    Et pourquoi pas deux, répondit Joël, puisque nous en avons quatre à votre service !

—    Va pour deux, va pour quatre ! Ça ne me coûtera pas plus cher, n’est-ce pas ?

—    Ça ne coûte rien.

—    Si ! au moins un remerciement par bras, et je m’aperçois que je ne vous ai point encore remerciés…

—    De quoi, monsieur ? répondit Joël.

—    Mais tout simplement de ce que vous m’avez sauvé la vie, en risquant la vôtre !…

—    Quand vous voudrez ?… dit Hulda, qui se leva pour éviter les compliments.

—    Comment donc !… Mais je veux !… D’abord, moi, je veux tout ce qu’on veut que je veuille !

Là-dessus, le voyageur régla la petite dépense avec les paysans de la cabane. Puis, soutenu un peu par Hulda, beaucoup par Joël, il commença à descendre le sentier sinueux, qui conduit vers la rive du Maan où il rejoint la route de Dal.

Cela ne se fit pas sans quelques « aïe ! aïe ! » qui se terminaient invariablement par un bon éclat de rire. Enfin, on atteignit la scierie, et Joël s’occupa d’atteler la carriole.

Cinq minutes après, le voyageur était installé dans la caisse avec la jeune fille près de lui.

—    Et vous ? demanda-t-il à Joël. Il me semble bien que j’ai dû prendre votre place…

—    Une place que je vous cède de bon cœur.

—    Mais peut-être en se serrant…

—    Non… Non !… J’ai mes jambes, monsieur, des jambes de guide ! Ça vaut des roues…

—    Et de fameuses, mon garçon, de fameuses ! On partit en suivant la route qui se rapproche peu à peu du Maan. Joël s’était mis à la tête du cheval et il le guidait par le bridon, de manière à éviter de trop forts cahots à la carriole. Le retour se fit gaiement — du moins de la part du voyageur. Il causait déjà comme un vieil ami de la famille Hansen. Avant d’arriver, le frère et la sœur lui disaient « monsieur Sylvius », et monsieur Sylvius ne les appelait plus que Hulda et Joël, comme s’ils se fussent connus tous trois de longue date.

Vers quatre heures, le petit clocher de Dal montra sa fine pointe entre les arbres du hameau. Un instant après, le cheval s’arrêtait devant l’auberge. Le voyageur descendit de la carriole, non sans quelque peine. Dame Hansen était venue le recevoir à la porte, et, bien qu’il n’eût pas demandé la meilleure chambre de la maison, ce fut celle-là qu’on lui donna tout de même.

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