Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Ilia Brusch s’était-il rendu coupable d’un mensonge prémédité, ou bien changea-t-il d’avis par simple caprice ? Quoi qu’il en soit, les renseignements fournis par lui sur son itinéraire se trouvèrent être de la plus notoire inexactitude.

Parti deux heures avant l’aube, le matin du 26 août, il ne s’arrêta pas à Presbourg, comme il l’avait annoncé. Vingt heures de godille acharnée le menèrent d’une seule traite à plus de quinze kilomètres au delà de cette ville, et il recommença cet effort surhumain après quelques brefs instants de repos.

Pourquoi il s’efforçait avec une hâte si fébrile d’écourter son voyage, Ilia Brusch ne se crut pas obligé d’en faire confidence à Mr Jaeger, dont les intérêts étaient ainsi gravement compromis cependant, et, de son côté, celui-ci, respectueux de la foi jurée, ne manifesta par aucun signe le désappointement que tant de précipitation devait lui faire éprouver.

Les préoccupations de Karl Dragoch détournaient, d’ailleurs, l’attention de Mr Jaeger. Le petit dommage que le second risquait de subir n’avait qu’une importance bien mince en regard des soucis du premier.

Dans cette matinée du 26 août, Karl Dragoch venait, en effet, de faire une remarque du caractère le plus insolite, qui, s’ajoutant à celles des jours précédents, achevait de le troubler profondément. C’est vers dix heures du matin que la chose était arrivée. A ce moment, Dragoch, plongé dans ses pensées, regardait machinalement Ilia Brusch godiller, debout à l’arrière de la barge, avec un entêtement de bœuf au labour. A cause d’une sinuosité du chenal qui l’obligeait à se diriger, pour quelques instants, vers le Nord-Ouest, le pêcheur avait alors le soleil en plein derrière lui. Il était tête nue, car, ruisselant littéralement de sueur, il avait rejeté à ses pieds la casquette de loutre dont il se couvrait d’ordinaire, et la lumière éclairait vivement par transparence son abondante et noire chevelure.

Tout à coup, Karl Dragoch fut frappé par une particularité des plus singulières. Si Ilia Brusch était brun, et cela n’était pas contestable, il ne l’était du moins que partiellement. Noirs à leur extrémité, ses cheveux, à leur base, s’accusaient, sur une longueur de quelques millimètres, du plus indéniable blond.

Phénomène naturel que cette diversité de teintes ? Peut-être. Mais, plus vraisemblablement, simple résultat d’une vulgaire teinture dont on aurait négligé de renouveler l’application.

Quand bien même un doute aurait pu, d’ailleurs, subsister à ce sujet dans l’esprit de Karl Dragoch, celui-ci n’eût pas tardé à être exactement renseigné, puisque, dès le lendemain matin, les cheveux d’Ilia Brusch avaient perdu leur double coloration. Le pêcheur, évidemment, s’était aperçu de sa négligence et y avait remédié pendant la nuit.

Ces yeux que leur propriétaire dissimulait avec tant de soin derrière d’impénétrables verres, ce mensonge certain au moment de l’escale à Vienne, cette hâte incompréhensible si peu compatible avec le but avoué du voyage, ces cheveux blonds transformés en cheveux noirs, tout cela formait un faisceau de présomptions dont on devait nécessairement conclure… Au fait, que devait-on en conclure ? Karl Dragoch, après tout, n’en savait rien. Que la conduite d’Ilia Brusch fût louche, ce n’était que trop certain, mais quelle conclusion convenait-il d’en tirer ?

Pourtant, une hypothèse, cent fois repoussée d’abord, finit par s’imposer à Karl Dragoch qui ne cessait de réfléchir au problème posé à sa sagacité. Et cette hypothèse, c’était celle-là même que, par deux fois, lui avait suggérée le hasard. Le joyeux Serbe, Michael Michaelovitch, d’abord, les voyageurs de l’hôtel de Ratisbonne, ensuite, n’avaient-ils pas, moitié sérieusement, moitié sous forme de plaisanterie, émis l’idée que, sous le vêtement d’emprunt du lauréat, se cachait le chef des malfaiteurs qui terrorisaient la région ? Fallait-il donc en arriver à examiner sérieusement une supposition à laquelle ceux-mêmes qui l’avaient formulée n’accordaient sûrement pas la moindre créance ?

Pourquoi pas, après tout ? Certes, les faits observés jusqu’ici n’autorisaient pas une certitude. Ils autorisaient du moins tous les soupçons. Et, en vérité, si des observations subséquentes établissaient le bien-fondé de ces soupçons, ce serait une plaisante aventure que le même bateau eût transporté pendant un si grand nombre de kilomètres ce chef de bandits et le policier chargé de l’arrêter.

Par ce côté, le drame avait tendance à tourner au vaudeville, et Karl Dragoch répugnait fort à admettre la possibilité d’une si merveilleuse coïncidence. Mais les procédés techniques du vaudeville ne consistent-ils pas uniquement dans la concentration en un même lieu et en un court espace de temps de quiproquos et de surprises, qu’on ne remarque pas, ou qui semblent moins hilarants dans la vie réelle, à cause de leur éparpillement et, pour ainsi parler, de leur état de dilution ? Il ne serait donc pas d’une saine logique de rejeter de plano un fait, sous prétexte qu’il parait anormal ou invraisemblable. Il convient d’être plus modeste, et d’admettre l’infinie richesse des combinaisons du hasard.

C’est sous l’empire de ces préoccupations que Karl Dragoch, le matin du 28, après une nuit passée en pleine campagne à quelques kilomètres en aval de Komorn, mit la conversation sur un sujet qui n’avait jamais été effleuré jusqu’alors.

« Bonjour, monsieur Brusch, dit-il, en sortant, ce matin-là, de la cabine, où il venait de dresser à loisir son plan d’attaque.

—    Bonjour, monsieur Jaeger répondit le pêcheur qui godillait avec son énergie coutumière.

—    Vous avez bien dormi, monsieur Brusch ?

—    Parfaitement. Et vous, monsieur Jaeger ?

—    Euh !. euh !. Comme ci, comme ça.

—    Vraiment ! fit Ilia Brusch. Pourquoi, si vous avez été souffrant, ne pas m’avoir appelé ?

—    Ma santé est parfaite, monsieur Brusch, répondit Mr Jaeger. Cela n’empêche pas que la nuit m’ait paru un peu longue. Je ne suis pas fâché, je l’avoue, d’en avoir vu la fin.

—    Parce que ?.

—    Parce que j’étais un peu inquiet, je peux le reconnaître maintenant.

—    Inquiet !. répéta Ilia Brusch d’un ton de sincère étonnement.

—    Ce n’est même pas la première fois que je suis inquiet, expliqua Mr Jaeger. Je n’ai jamais été très à mon aise, quand la fantaisie vous a pris de passer la nuit loin de toute ville et de tout village.

—    Bah !. fit Ilia Brusch qui semblait tomber des nues. Il fallait me le dire, et je me serais arrangé autrement.

—    Vous oubliez que je me suis engagé à vous laisser toute liberté d’agir à votre guise. Chose promise, chose due, monsieur Brusch ! Cela n’empêche pas que je n’aie pas toujours été très rassuré. Que voulez-vous ? Je suis un citadin, moi, et je trouve impressionnants ce silence et cette solitude de la campagne.

—    Affaire d’habitude, monsieur Jaeger, répliqua gaiement Ilia Brusch. Vous vous y feriez, si notre voyage devait être plus long. En réalité, il y a moins de dangers en rase campagne qu’au cœur d’une grande ville où pullulent les assassins et les rôdeurs.

—    Vous avez probablement raison, monsieur Brusch, approuva Mr Jauger, mais les impressions ne se commandent pas. Au surplus, mes craintes ne sont pas tout à fait déraisonnables dans le cas présent, puisque nous traversons une région particulièrement mal famée.

—    Mal famée !. se récria Ilia Brusch. Où prenez-vous ça, monsieur Jaeger ?. J’habite par ici, moi qui vous parle, et je n’ai jamais entendu dire que le pays fût mal famé !

Ce fut au tour de Mr Jaeger de manifester une vive surprise.

—    Parlez-vous sérieusement, monsieur Brusch ? s’écria-t-il. Vous seriez le seul, alors, à ignorer ce que tout le monde sait de la Bavière à la Roumanie.

—    Quoi donc ? demanda Ilia Brusch.

—    Parbleu ! qu’une bande d’insaisissables malfaiteurs met en coupe réglée les deux rives du Danube, de Presbourg à son embouchure.

—    C’est la première fois que j’entends parler de ça, déclara Ilia Brusch avec l’accent de la sincérité.

—    Pas possible !. s’étonna Mr Jaeger. Mais on ne s’occupe pas d’autre chose d’un bout à l’autre du fleuve.

—    On apprend du nouveau tous les jours, fit observer placidement Ilia Brusch. Et il y a longtemps que ces vols auraient commencé ?

—    Dix-huit mois environ, répondit Mr Jaeger. Si encore il ne s’agissait que de vols !.

Mais les malfaiteurs en question ne se contentent pas de voler. Ils assassinent au besoin. Pendant ces dix-huit mois, on leur attribue au moins dix meurtres dont les auteurs sont demeurés inconnus. Le dernier de ces meurtres, précisément, a été accompli à moins de cinquante kilomètres d’ici.

—    Je comprends maintenant vos inquiétudes, dit Ilia Brusch. Peut-être même les aurais-je partagées, si j’avais été mieux renseigné. A l’avenir, nous nous arrêterons, le soir, autant que possible à proximité d’un village ou d’une ville, à commencer par notre halte d’aujourd’hui, que nous ferons à Gran.

—    Oh ! approuva Mr Jaeger, là nous serons tranquilles. Gran est une ville importante.

—    Je suis d’autant plus satisfait, continua Ilia Brusch, que vous vous y trouviez en sûreté, que je compte vous laisser seul la nuit prochaine.

—    Vous avez l’intention de vous absenter ?

—    Oui, monsieur Jaeger, mais quelques heures seulement. De Gran, où j’espère bien arriver de bonne heure, je voudrais pousser une pointe jusqu’à Szalka, qui n’en est pas fort éloigné. C’est là que j’habite, comme vous le savez. Je serai, d’ailleurs, de retour avant l’aube, et notre départ, demain matin, n’en sera nullement retardé.

—    A votre aise, monsieur Brusch, conclut Mr Jaeger. Je conçois que vous ayez le désir de faire un tour chez vous, et à Gran, je le répète, il n’y a rien à redouter.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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