Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Quelques promeneurs animaient, en cette après-midi d’août, la rive du Danube, qui forme, au Nord-Est, l’extrême limite de la promenade du Prater. Ces promeneurs guettaient-ils Ilia Brusch ? Probablement, celui-ci ayant eu soin de faire préciser à l’avance par les journaux le lieu et presque l’heure de son arrivée. Mais comment les curieux, disséminés sur un aussi vaste espace, découvriraient-ils la barge que rien ne signalait à leur attention ?

Ilia Brusch avait prévu cette difficulté. Dès que son embarcation fut amarrée, il s’empressa de dresser un mât portant une longue banderole sur laquelle on pouvait lire : “Ilia Brusch, Lauréat du concours de Sigmaringen”; puis, sur le toit du rouf, il fit, des poissons capturés pendant la matinée, une sorte d’étalage, en donnant au brochet la place d’honneur.

Cette réclame à l’américaine eut un résultat immédiat. Quelques badauds s’arrêtèrent en face de la barge et la contemplèrent d’un air désœuvré. Ces premiers badauds en attirant d’autres, le rassemblement prit en quelques instants des proportions telles que les véritables curieux ne purent faire autrement que de le remarquer. Ils accoururent, et, en voyant tous ces gens se hâter dans la même direction, d’autres se mirent à courir à leur exemple sans savoir pourquoi. En moins d’un quart d’heure, cinq cents personnes étaient groupées en face de la barge. Ilia Brusch n’avait jamais rêvé pareil succès :

Entre ce public et le pêcheur, le dialogue ne tarda pas à s’engager.

« Monsieur Brusch ? demanda un des assistants.

—    Présent, répondit l’interpellé.

—    Permettez-moi de me présenter. Mr Claudius Roth, un de vos collègues de la Ligue Danubienne.

—    Enchanté, monsieur Roth !

—    Plusieurs autres de nos collègues sont ici, d’ailleurs. Voici Mr Hanisch, Mr Tietze, Mr Hugo Zwiedinek, sans compter ceux que je ne connais pas.

—    Moi, par exemple, Mathias Kasselick, de Budapest, dit un spectateur.

—    Et moi, ajouta un autre, Wilhelm Bickel, de Vienne.

—    Ravi, Messieurs, d’être en pays de connaissance, s’écria Ilia Brusch.

Les demandes et les réponses se croisèrent. La conversation devint générale.

—    Vous avez fait bon voyage, monsieur Brusch ?

—    Excellent.

—    Voyage rapide, en tous cas. On ne vous attendait pas si tôt.

—    Il y a pourtant quinze jours que je suis en route.

—    Oui, mais il y a loin de Donaueschingen à Vienne !

—    Neuf cents kilomètres, à peu près, ce qui fait une soixantaine de kilomètres par jour en moyenne.

—    Le courant les fait à peine en vingt-quatre heures.

—    Ça dépend des endroits.

—    C’est vrai. Et votre poisson ? Le vendez-vous facilement ?

—    A merveille.

—    Alors, vous êtes content ?

—    Très content.

—    Aujourd’hui, votre pêche est fort belle. Il y a surtout un brochet superbe.

—    Il n’est pas mal, en effet.

—    Combien le brochet ?

—    Ce qu’il vous plaira de le payer. Je vais, si vous le voulez bien, mettre mon poisson aux enchères, en gardant le brochet pour la fin.

—    Pour la bonne bouche, traduisit un plaisant.

—    Excellente idée ! s’écria Mr Roth. L’acquéreur du brochet, au lieu d’en manger la chair, pourra, s’il le préfère, le faire empailler, en souvenir d’Ilia Brusch ! »

Ce petit discours obtint un grand succès et les enchères commencèrent avec animation. Un quart d’heure plus tard, le pêcheur avait encaissé une somme rondelette, à laquelle le fameux brochet n’avait pas contribué pour moins de trente-cinq florins.

La vente terminée, la conversation continua entre le lauréat et le groupe d’admirateurs qui se pressait sur la berge. Renseigné sur le passé, on s’enquérait de ses intentions pour l’avenir. Ilia Brusch répondait, d’ailleurs, avec complaisance, et annonçait, sans en faire mystère, qu’après avoir consacré à Vienne la journée du lendemain, il irait, le soir du jour suivant, coucher à Presbourg.

Peu à peu, l’heure s’avançant, les curieux diminuèrent de nombre, chacun regagnant son dîner. Obligé de penser au sien, Ilia Brusch disparut dans le tôt, laissant son passager en pâture à l’admiration publique.

C’est pourquoi deux promeneurs, attirés par le rassemblement qui comptait encore une centaine de personnes, n’aperçurent que Karl Dragoch, solitairement assis au-dessous de la banderole qui annonçait urbi et orbi le nom et la qualité du lauréat de la Ligue Danubienne. L’un de ces nouveaux venus était un grand gaillard de trente ans environ, large d’épaules, chevelure et barbe blondes, de ce blond slave qui semble l’apanage de la race; l’autre, d’aspect robuste aussi, et remarquable par l’insolite carrure de ses épaules, était plus âgé, et ses cheveux grisonnants montraient qu’il avait dépassé la quarantaine.

Au premier regard que le plus jeune de ces personnages jeta vers la barge, il tressaillit et fit un rapide mouvement de recul, en entraînant son compagnon en arrière.

« C’est lui, dit-il, d’une voix étouffée, dès qu’ils furent sortis de la foule.

—    Tu crois ?

—    Sûr ! Tu ne l’as donc pas reconnu ?

—    Comment l’aurais-je reconnu ? Je ne l’ai jamais vu.

Un instant de silence suivit. Les deux interlocuteurs réfléchissaient.

—    Il est seul dans la barque ? demanda le plus âgé.

—    Tout seul.

—    Et c’est bien la barque d’Ilia Brusch ?

—    Pas d’erreur possible. Le nom est inscrit sur la banderole.

—    C’est à n’y rien comprendre.

Après un nouveau silence, ce fut le plus jeune qui reprit :

—    Ce serait donc lui qui fait ce voyage à grand orchestre sous le nom d’Ilia Brusch ?

—    Dans quel but ?

Le personnage à la barbe blonde haussa les épaules.

—    Dans le but de parcourir le Danube incognito, c’est clair.

—    Diable ! fit son compagnon grisonnant.

—    Ça ne m’étonnerait pas, dit l’autre. C’est un malin, Dragoch, et son coup aurait parfaitement réussi, sans le hasard qui nous a fait passer par ici.

Le plus âgé des deux interlocuteurs paraissait mal convaincu.

—    C’est du roman, murmura-t-il entre ses dents.

—    Tout à fait, Titcha, tout à fait, approuva son compagnon, mais Dragoch aime assez les moyens romanesques. Nous tirerons, d’ailleurs, la chose au clair. On disait autour de nous que la barge resterait à Vienne demain toute la journée. Nous n’aurons qu’à revenir. Si Dragoch est toujours là, c’est que c’est bien lui qui est entré dans la peau d’Ilia Brusch.

—    Dans ce cas, demanda Titcha, que ferons-nous ?

Son interlocuteur ne répondit pas tout de suite.

—    Nous aviserons, » dit-il.

Tous deux s’éloignèrent du côté de la ville, laissant la barge entourée d’un public de plus en plus clairsemé. La nuit s’écoula paisiblement pour Ilia Brusch et son passager. Quand celui-ci sortit de la cabine, il trouva le premier en train de faire subir à ses engins de pêche une révision générale.

« Beau temps, monsieur Brusch, dit Karl Dragoch en manière de bonjour.

—    Beau temps, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch.

—    Ne comptez-vous pas en profiter, monsieur Brusch, pour visiter la ville ?

—    Ma foi non, monsieur Jaeger. Je ne suis pas curieux de mon naturel, et j’ai ici de quoi m’occuper toute la journée. Après deux semaines de navigation, ce n’est pas du luxe de remettre un peu d’ordre.

—    A votre aise, monsieur Brusch. Pour moi, je n’imiterai pas votre indifférence et je compte rester à terre jusqu’au soir.

—    Et bien vous ferez, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch, puisque c’est à Vienne que vous demeurez. Peut-être avez-vous de la famille qui ne sera pas fâchée de vous voir.

—    C’est une erreur, monsieur Brusch, je suis garçon.

—    Tant pis, monsieur Jaeger, tant pis. On n’est pas trop de deux pour porter le fardeau de la vie.

Karl Dragoch se mit à rire.

—    Fichtre ! monsieur Brusch, vous n’êtes pas gai, ce matin.

—    On a ses jours, monsieur Jaeger, répondit le pêcheur. Mais que cela ne vous empêche pas de vous amuser le mieux possible.

—    Je tâcherai, monsieur Brusch, » répondit Karl Dragoch en s’éloignant.

Jules Verne

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