Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Elle était donc commencée, cette descente du grand fleuve, qui allait promener Ilia Brusch à travers un duché : celui de Bade; deux royaumes : le Wurtemberg et la Bavière; deux empires : l’Autriche-Hongrie et la Turquie; trois principautés : le Hohenzollern, la Serbie et la Roumanie. L’original pêcheur n’avait à redouter aucune fatigue pendant ce long parcours de plus de sept cents lieues. Le courant du Danube se chargerait de le transporter jusqu’à l’embouchure, à raison d’un peu plus d’une lieue à l’heure, soit, en moyenne, une cinquantaine de kilomètres par jour. En deux mois, il serait ainsi au terme de son voyage, à condition qu’aucun incident ne l’arrêtât en route. Mais pourquoi aurait-il éprouvé des retards ?

Le canot d’Ilia Brusch mesurait une douzaine de pieds. C’était une sorte de barge à fond plat, large de quatre pieds en son milieu. A l’avant, s’arrondissait un rouf, un tôt, si l’on veut, sous lequel deux hommes auraient pu s’abriter. A l’intérieur de ce rouf, deux coffres latéraux, placés en abord, contenaient la garde-robe très réduite du propriétaire, et pouvaient, une fois refermés, se transformer en couchettes. A l’arrière un autre coffre formait banc, et servait à loger divers ustensiles de cuisine.

Inutile d’ajouter que la barge était pourvue de tous les engins qui constituent le matériel du véritable pêcheur. Ilia Brusch n’aurait pu s’en passer, puisque, d’après le projet communiqué par lui à ses collègues le jour du concours, il devait, pendant ce voyage, vivre exclusivement du produit de sa pêche, soit qu’il le consommât en nature, soit qu’il l’échangeât contre espèces sonnantes et trébuchantes, qui lui permettraient de composer des menus plus variés sans donner d’entorse à son programme.

Dans ce but, Ilia Brusch irait, le soir venu, vendre le poisson capturé pendant le jour, et ce poisson aurait des amateurs sur l’une et l’autre rive, après le bruit fait autour du nom du pêcheur.

Ainsi s’écoula la première journée. Toutefois, un observateur, qui aurait pu ne pas quitter des yeux Ilia Brusch, aurait été à bon droit surpris du peu d’ardeur que le lauréat de la Ligue Danubienne semblait mettre à la pêche, seule raison d’être, pourtant, de son excentrique entreprise. Se croyait-il à l’abri des regards, il s’empressait de lâcher la ligne pour l’aviron, et godillait de toutes ses forces, comme s’il eût voulu activer la marche du bateau. Quelques curieux apparaissaient-ils, au contraire, sur l’une des berges, ou croisait-il un batelier, il saisissait aussitôt son arme professionnelle, et, son habileté aidant, ne tardait pas à tirer hors de l’eau quelque beau poisson, qui lui valait les applaudissements des spectateurs. Mais, les curieux cachés par un mouvement de la rive, le batelier disparu à un tournant, il reprenait l’aviron, et imprimait à sa lourde barge une vitesse qui s’ajoutait à celle de l’eau.

Ilia Brusch avait-il donc quelque motif de chercher à abréger un voyage que personne, cependant, ne l’avait forcé à entreprendre ? Quoi qu’il en soit à cet égard, il avançait assez vite. Entraîné par un courant plus rapide à l’origine du fleuve qu’il ne le sera plus tard, godillant chaque fois qu’il estimait l’occasion favorable, il dérivait à raison de huit kilomètres à l’heure, sinon davantage.

Après avoir passé devant quelques localités sans importance, il laissa derrière lui Tuttlingen, centre plus considérable, sans s’y arrêter, bien que quelques-uns de ses admirateurs lui fissent, de la berge, signe d’accoster. Ilia Brusch, déclinant du geste l’invitation, se refusa à interrompre sa dérive.

Vers quatre heures de l’après-midi, il arrivait à la hauteur de la petite ville de Friedlingen, à quarante-huit kilomètres de son point de départ. Volontiers il aurait brûlé — si toutefois cette expression est de mise quand on suit un chemin liquide — Friedlingen comme les stations précédentes, mais l’enthousiasme public ne le lui permit pas. Dès qu’il apparut, plusieurs barques, d’où s’élevaient d’innombrables hoch !, se détachèrent de la rive et cernèrent le glorieux lauréat.

Celui-ci se rendit de bonne grâce. D’ailleurs n’avait-il pas à chercher preneur pour le poisson capturé au cours de sa pêche intermittente ? Barbeaux, brèmes, gardons, épinoches frétillaient encore dans son filet, sans compter plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement désignés sous le nom de hottus. Evidemment il ne pouvait consommer tout cela à lui seul. Du reste, il n’en était pas question. Les amateurs étaient nombreux. Aussitôt que la barge fut arrêtée, une cinquantaine de Badois se pressèrent autour de lui, l’appelant, l’entourant, lui rendant les honneurs dus au lauréat de la Ligue Danubienne.

« Eh ! par ici, Brusch !

—    Un verre de bonne bière, Brusch ?

—    Nous achetons votre poisson, Brusch !

—    Vingt kreutzers, celui-ci !

—    Un florin, celui-là ! »

Le lauréat ne savait à qui répondre, et sa pêche eut vite fait de lui rapporter quelques jolies pièces sonnantes. Avec la prime déjà touchée au concours cela finirait par former une belle somme, si l’enthousiasme se propageait également des sources du grand fleuve à son embouchure.

Et pourquoi eût-il pris fin ? Pourquoi cesserait-on de se disputer les poissons d’Ilia Brusch ? N’était-ce pas un honneur de posséder une pièce sortie de ses mains ? Certes, il n’aurait même pas la peine d’aller à domicile débiter sa marchandise que le public se disputerait sur place. Cette vente était décidément une idée géniale.

Ce soir-là, outre qu’il vendit aisément son poisson, les invitations ne lui manquèrent pas. Ilia Brusch, qui semblait désireux de quitter son embarcation le moins possible, les repoussa toutes, comme il refusa avec énergie les bons verres de vin et les bons moss de bière, qu’on le priait de tous côtés de venir boire dans les cabarets de la rive. Ses admirateurs durent y renoncer et se séparer de leur héros, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain au moment du départ.

Mais, le lendemain, ils ne trouvèrent plus la barge. Ilia Brusch était parti avant l’aube, et, profitant de la solitude de cette heure matinale, il godillait avec ardeur en se maintenant au milieu du fleuve, à égale distance de ses rives assez escarpées. Aidé par le courant rapide, il passa vers cinq heures du matin à Sigmaringen, à quelques mètres du Rendez-vous des Pêcheurs. Sans doute, un peu plus tard, l’un ou l’autre des membres de la Ligue Danubienne viendrait s’accouder au balcon du cabaret, afin de guetter l’arrivée de son glorieux collègue. Il la guetterait vainement. Le pêcheur alors serait loin, s’il continuait à aller de ce train.

A quelques kilomètres de Sigmaringen, Ilia Brusch laissa derrière lui le premier affluent du Danube, un simple ruisseau, le Louchat, qui s’y jette sur la rive gauche.

Profitant de l’éloignement relatif séparant les centres habités dans cette partie de son parcours, Ilia Brusch activa, durant toute cette journée, la marche de son embarcation, en ne pêchant que le minimum indispensable. A la nuit, n’ayant capturé que tout juste le poisson nécessaire à sa consommation personnelle, il s’arrêta en pleine campagne, un peu en amont de la petite ville de Mundelkingen dont les habitants ne le croyaient certainement pas si proche.

A cette deuxième journée de navigation succéda la troisième, qui fut presque identique. Ilia Brusch dériva rapidement devant Mundelkingen avant le lever du soleil, et il était encore de bonne heure qu’il avait déjà dépassé le gros bourg d’Ehingen. A quatre heures, il coupait l’Iller, important affluent de droite, et cinq heures n’avaient pas sonné, qu’il était amarré à un anneau de fer scellé dans le quai d’Ulm, première ville du royaume de Wurtemberg, après Stuttgart, sa capitale.

L’arrivée du célèbre lauréat n’avait pas été signalée. On ne l’attendait que le lendemain vers les dernières heures du soir. Il n’y eut donc pas l’empressement habituel. Très satisfait de son incognito, Ilia Brusch résolut d’employer la fin du jour à une visite sommaire de la ville.

Toutefois, dire que le quai était désert ne serait pas scrupuleusement exact. Il avait au moins un promeneur, et même tout portait à croire que ce promeneur attendait Ilia Brusch, puisque, depuis le moment où la barge était apparue, il l’avait suivie, en marchant le long de la rive. Selon toute probabilité, le lauréat de la Ligue Danubienne n’éviterait donc pas l’ovation habituelle.

Cependant, depuis que la barge était amarrée à quai, le promeneur solitaire ne s’en était pas rapproché. Il restait à quelque distance, paraissant observer, comme soucieux de n’être pas vu lui-même. C’était un homme de taille moyenne, sec, l’œil vif, bien qu’il eût certainement dépassé la quarantaine, le corps serré dans un vêtement à la mode hongroise. Il tenait à la main une valise de cuir.

Ilia Brusch, sans lui prêter aucune attention, amarra solidement son bateau, ferma la porte du tôt, s’assura que le couvercle des coffres était bien cadenassé, puis sauta à terre, et gagna la première rue remontant vers la ville.

L’homme aussitôt de lui emboîter le pas, après avoir rapidement déposé dans la barge la valise de cuir qu’il tenait à la main.

Traversée par le Danube, Ulm est wurtembergeoise sur la rive gauche, et bavaroise sur la rive droite, mais, sur les deux rives, c’est une ville bien allemande.

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