Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Cette supposition obtint un grand succès d’hilarité.

—    Parmi nous !… se récria Mr Weber. Vous nous la baillez belle, Michael Michaelovitch. Que viendrait-il faire ici, où, de mémoire d’homme, on n’a jamais eu à déplorer le moindre crime ?

—    Eh ! riposta Michael Michaelovitch, ne serait-ce que pour assister après-demain au départ d’Ilia Brusch. Ça l’intéresse peut-être, cet homme… A moins, toutefois, qu’Ilia Brusch et Karl Dragoch ne fassent qu’un.

—    Comment, ne fassent qu’un ! S’écria-t-on de toutes parts. Qu’entendez-vous par là ?

—    Parbleu ! ce serait très fort. Sous la peau du lauréat, personne ne soupçonnerait le policier, qui pourrait ainsi inspecter le Danube en parfaite liberté.

Cette fantaisiste boutade fit ouvrir de grands yeux aux autres buveurs. Ce Michael Michaelovitch !… Il n’y avait que lui pour avoir des idées pareilles !

Mais Michael Michaelovitch ne tenait pas autrement à celle qu’il venait de risquer.

—    A moins … commença-t-il, en employant une tournure qui lui était décidément familière.

—    A moins ?

—    A moins que Karl Dragoch n’ait un autre motif de venir ici, poursuivit-il, passant sans transition à une autre hypothèse non moins fantaisiste.

—    Quel motif ?

—    Supposez, par exemple, que ce projet de descendre le Danube la ligne à la main lui paraisse louche.

—    Louche !… Pourquoi louche ?

—    Dame ! ce ne serait pas bête, non plus, pour un filou, de se cacher dans la peau d’un pêcheur, et surtout d’un pêcheur aussi notoire. Une telle célébrité vaut tous les incognitos du monde. On pourrait faire les cent coups à son aise, à la condition de pêcher dans l’intervalle, histoire de donner le change.

—    Oui, mais il faudrait savoir pêcher, objecta doctoralement le Président Miclesco, et c’est là un privilège réservé aux honnêtes gens.

Cette observation morale, peut-être un peu hasardeuse, fut frénétiquement applaudie par tous ces passionnés pêcheurs. Michael Michaelovitch profita avec un tact remarquable de l’enthousiasme général.

—    A la santé du Président ! s’écria-t-il en levant son verre.

—    A la santé du Président ! répétèrent tous les buveurs, en vidant les leurs comme un seul homme.

—    A la santé du Président ! répéta un consommateur solitairement attablé, qui, depuis quelques instants, semblait prendre un vif intérêt aux répliques échangées autour de lui.

Mr Miclesco fut sensible à l’aimable procédé de cet inconnu, et, pour l’en remercier, il esquissa à son adresse un geste de toast. Le buveur solitaire, estimant sans doute la glace suffisamment rompue par ce geste courtois, se considéra comme autorisé à faire part de ses impressions à l’honorable assistance.

—    Bien répondu, ma foi ! dit-il. Oui, certes, la pêche est un plaisir d’honnêtes gens.

—    Aurions-nous l’avantage de parler à un confrère ? demanda Mr Miclesco, en s’approchant de l’inconnu.

—    Oh ! répondit modestement celui-ci, un amateur tout au plus, qui se passionne pour les beaux coups, mais n’a pas l’outrecuidance de chercher à les imiter.

—    Tant pis, monsieur… ?

—    Jaeger.

—    Tant pis, monsieur Jaeger, car je dois en conclure que nous n’aurons jamais l’honneur de vous compter au nombre des membres de la Ligue Danubienne.

—    Qui sait ? répondit Mr Jaeger. Je me déciderai peut-être un jour à mettre moi aussi la main à la pâte … à la ligne, je veux dire, et, ce jour-là, je serai certainement des vôtres, si je réunis toutefois les conditions requises pour l’admission.

—    N’en doutez pas, affirma avec précipitation Mr Miclesco excité par l’espoir de recruter un nouvel adhérent. Ces conditions fort simples ne sont qu’au nombre de quatre. La première est de payer une modeste cotisation annuelle. C’est la principale.

—    Bien entendu, approuva Mr Jaeger en riant.

—    La seconde, c’est d’aimer la pêche. La troisième, c’est d’être un agréable compagnon, et je considère que cette troisième condition est d’ores et déjà réalisée.

—    Trop aimable ! remercia Mr Jaeger.

—    Quant à la quatrième, elle consiste uniquement dans l’inscription du nom et de l’adresse sur les listes de la Société. Or, ayant déjà votre nom, quand j’aurai votre adresse…

—    43, Leipzigerstrasse, à Vienne.

—    Vous ferez un ligueur complet au prix de vingt couronnes par an.

Les deux interlocuteurs se mirent à rire de bon cœur.

—    Pas d’autres formalités ? demanda Mr Jaeger.

—    Pas d’autres.

—    Pas de pièces d’identité à fournir ?

—    Voyons, monsieur Jaeger, objecta Mr Miclesco, pour pêcher à la ligne !…

—    C’est juste, reconnut Mr Jaeger. D’ailleurs, cela n’a guère d’importance. Tout le monde doit se connaître à la Ligue Danubienne.

—    C’est exactement le contraire, rectifia Mr Miclesco. Songez donc ! certains de nos camarades habitent ici, à Sigmaringen, et d’autres sur le rivage de la mer Noire. Cela ne facilite pas les relations de bon voisinage.

—    En effet !

—    Ainsi, par exemple, notre étonnant lauréat du dernier concours…

—    Ilia Brusch ?

—    Lui-même. Eh bien ! personne ne le connaît.

—    Pas possible !

—    C’est ainsi, affirma Mr Miclesco. Il n’y a pas plus de quinze jours, il est vrai, qu’il fait partie de la Ligue. Pour tout le monde, Ilia Brusch a été une surprise, que dis-je ! une véritable révélation.

—    Ce qu’on appelle un outsider, en style de course.

—    Précisément.

—    De quel pays est-il, cet outsider ?

—    C’est un Hongrois.

—    Comme vous alors. Car vous êtes Hongrois, je crois, monsieur le Président ?

—    Pur sang, monsieur Jaeger, Hongrois de Budapest.

—    Tandis qu’Ilia Brusch ?

—    Est de Szalka.

—    Où prenez-vous Szalka ?

—    C’est une bourgade, une petite ville, si vous voulez, sur la rive droite de l’Ipoly, rivière qui se jette dans le Danube à quelques lieues au-dessus de Budapest.

—    Avec celui-là, du moins, monsieur Miclesco, vous pourrez par conséquent voisiner, fit observer Mr Jaeger en riant.

—    Pas avant deux ou trois mois, en tous cas, répondit sur le même ton le Président de la Ligue Danubienne. Il lui faudra bien ce temps pour son voyage…

—    A moins qu’il ne le fasse pas ! insinua le Serbe facétieux, en se mêlant sans façon à la conversation.

D’autres pêcheurs se rapprochèrent. Mr Jaeger et Mr Miclesco devinrent le centre d’un petit groupe.

—    Qu’entendez-vous par là ? interrogea Mr Miclesco. Vous avez une brillante imagination, Michael Michaelovitch.

—    Simple plaisanterie, mon cher Président, répondit l’interrupteur. Cependant, si Ilia Brusch ne peut être, selon vous, ni un policier ni un malfaiteur, pourquoi n’aurait-il pas voulu se payer, comme on dit, notre tête, et pourquoi ne serait-il pas tout simplement un farceur ?

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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