L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Le marché d’Arkassa se faisait aux enchères publiques. Tous, étrangers et indigènes, y pouvaient prendre part; mais, ce jour-là, comme les traitants ne venaient opérer que pour le compte des bagnes de la Barbarie, il n’y avait qu’un seul lot de captifs. Suivant que ce lot échoirait à tel ou tel courtier, il serait dirigé sur Alger, Tripoli ou Tunis.

Néanmoins, il existait deux catégories de prisonniers. Les uns venaient du Péloponnèse — c’étaient les plus nombreux. Les autres avaient été récemment pris à bord d’un navire grec, qui les ramenait de Tunis à Scarpanto, d’où ils devaient être rapatriés en leur pays d’origine.

Ces pauvres gens, destinés à tant de misères, ce serait la dernière enchère qui déciderait de leur sort, et l’on pouvait surenchérir tant que cinq heures n’étaient pas sonnées. Le coup de canon de la citadelle d’Arkassa, en assurant la fermeture du port, arrêtait en même temps les dernières mises à prix du marché.

Donc, ce 3 septembre, les courtiers ne manquaient point autour du batistan. Il y avait de nombreux agents venus de Smyrne et autres points voisins de l’Asie Mineure, qui, ainsi qu’il a été dit, agissaient tous pour le compte des États barbaresques.

Cet empressement n’était que trop explicable. En effet, les derniers événements faisaient pressentir une prochaine fin de la guerre de l’Indépendance. Ibrahim était refoulé dans le Péloponnèse, tandis que le maréchal Maison venait de débarquer en Morée avec un corps expéditionnaire de deux mille Français. L’exportation des prisonniers allait donc être notablement réduite à l’avenir. Aussi leur valeur vénale devait-elle s’accroître d’autant plus, à l’extrême satisfaction du cadi.

Pendant la matinée, les courtiers avaient visité le batistan, et ils savaient à quoi s’en tenir sur la quantité ou la qualité des captifs, dont le lot atteindrait sans doute de très hauts prix.

« Par Mahomet ! répétait un agent de Smyrne, qui pérorait au milieu d’un groupe de ses confrères, l’époque des belles affaires est passée ! Vous souvenez-vous du temps où les navires nous amenaient ici les prisonniers par milliers et non par centaines !

—    Oui !… comme cela s’est fait après les massacres de Scio ! répondit un autre courtier. D’un seul coup, plus de quarante mille esclaves ! Les pontons ne pouvaient suffire à les renfermer !

—    Sans doute, reprit un troisième agent, qui paraissait avoir un grand sens du commerce. Mais trop de captifs, trop d’offres, et trop d’offres, trop de baisse dans les prix ! Mieux vaut transporter peu à des conditions plus avantageuses, car les prélèvements sont toujours les mêmes, quoique les frais soient plus considérables !

—    Oui !… en Barbarie surtout !… Douze pour cent du produit total au profit du pacha, du cadi ou du gouverneur !

—    Sans compter un pour cent pour l’entretien du môle et des batteries des côtes !

—    Et encore un pour cent, qui va de notre poche dans celle des marabouts !

—    En vérité, c’est ruineux, aussi bien pour les armateurs que pour les courtiers ! »

Ces propos s’échangeaient ainsi entre ces agents, qui n’avaient pas même conscience de l’infamie de leur commerce. Toujours les mêmes plaintes sur les mêmes questions de droits ! Et ils auraient sans doute continué à se répandre en récriminations, si la cloche n’y eût mis fin, en annonçant l’ouverture du marché.

Il va sans dire que le cadi présidait à cette vente. Son devoir de représentant du gouvernement turc l’y obligeait, non moins que son intérêt personnel. Il était là, trônant sur une sorte d’estrade, abrité sous une tente que dominait le croissant du pavillon rouge, à demi couché sur de larges coussins avec une nonchalance tout ottomane.

Près de lui, le crieur public se disposait à faire son office. Mais il ne faudrait pas croire que ce crieur eût là l’occasion de s’époumoner. Non ! Dans ce genre d’affaires, les courtiers prenaient leur temps pour surenchérir. S’il devait y avoir quelque lutte un peu vive pour l’adjudication définitive, ce ne serait vraisemblablement que pendant le dernier quart d’heure de la séance.

La première enchère fut mise à mille livres turques par un des courtiers de Smyrne.

« À mille livres turques ! » répéta le crieur.

Puis, il ferma les yeux, comme s’il avait tout le loisir de sommeiller, en attendant une surenchère.

Pendant la première heure, les mises à prix ne montèrent que de mille à deux mille livres turques, soit environ quarante-sept mille francs en monnaie française. Les courtiers se regardaient, s’observaient, causaient entre eux de tout autre chose. Leur siège était fait d’avance. Ils ne hasarderaient le maximum de leurs offres que pendant les dernières minutes qui précéderaient le coup de canon de fermeture.

Mais l’arrivée d’un nouveau concurrent allait modifier ces dispositions et donner un élan inattendu aux enchères.

Vers quatre heures, en effet, deux hommes venaient de paraître sur le marché d’Arkassa. D’où venaient-ils ? De la partie orientale de l’île, sans doute, à en juger d’après la direction suivie par l’araba, qui les avait déposés à la porte même du batistan.

Leur apparition causa un vif mouvement de surprise et d’inquiétude. Évidemment, les courtiers ne s’attendaient pas à voir apparaître un personnage avec lequel il faudrait compter.

« Par Allah ! s’écria l’un d’eux, c’est Nicolas Starkos en personne !

—    Et son damné Skopélo ! répondit un autre. Nous qui les croyions au diable ! »

C’étaient ces deux hommes, bien connus sur le marché d’Arkassa. Plus d’une fois, déjà, ils y avaient fait d’énormes affaires en achetant des prisonniers pour le compte des traitants de l’Afrique. L’argent ne leur manquait pas, quoiqu’on ne sût pas trop d’où ils le tiraient, mais cela les regardait. Et le cadi, en ce qui le concernait, ne put que s’applaudir de voir arriver de si redoutables concurrents.

Un seul coup d’œil avait suffi à Skopélo, grand connaisseur en cette matière, pour estimer la valeur du lot des captifs. Aussi se contenta-t-il de dire quelques mots à l’oreille de Nicolas Starkos, qui lui répondit affirmativement d’une simple inclinaison de tête.

Mais, si observateur que fût le second de la Karysta, il n’avait pas vu le mouvement d’horreur que l’arrivée de Nicolas Starkos venait de provoquer chez l’une des prisonnières.

C’était une femme âgée, de grande taille. Assise à l’écart dans un coin du batistan, elle se leva, comme si quelque irrésistible force l’eût poussée. Elle fit même deux ou trois pas, et un cri allait, sans doute, s’échapper de sa bouche… Elle eut assez d’énergie pour se contenir. Puis, reculant avec lenteur, enveloppée de la tête aux pieds dans les plis d’un misérable manteau, elle revint prendre sa place derrière un groupe de captifs, de manière à se dissimuler complètement. Il ne lui suffisait évidemment pas de se cacher la figure : elle voulait encore soustraire toute sa personne aux regards de Nicolas Starkos.

Cependant les courtiers, sans lui adresser la parole, ne cessaient de regarder le capitaine de la Karysta. Celui-ci ne semblait même pas faire attention à eux. Venait-il donc pour leur disputer ce lot de prisonniers ? Ils devaient le craindre, étant donné les rapports que Nicolas Starkos avait avec les pachas et les beys des États barbaresques.

On ne fut pas longtemps sans être fixé à cet égard. A ce moment, le crieur s’était relevé pour répéter à voix haute le montant de la dernière enchère :

« À deux mille livres !

—    Deux mille cinq cents, dit Skopélo, qui se faisait, en ces occasions, le porte-parole de son capitaine.

—    Deux mille cinq cents livres ! » annonça le crieur.

Et les conversations particulières reprirent dans les divers groupes, qui s’observaient non sans défiance. Un quart d’heure s’écoula. Aucune autre surenchère n’avait été mise après Skopélo. Nicolas Starkos, indifférent et hautain, se promenait autour du batistan. Personne ne pouvait douter que, finalement, l’adjudication ne fût faite à son profit, même sans grand débat.

Cependant, le courtier de Smyrne, après avoir préalablement consulté deux ou trois de ses collègues, lança une nouvelle enchère de deux mille sept cents livres.

« Deux mille sept cents livres, répéta le crieur.

—    Trois mille ! »

C’était Nicolas Starkos qui avait parlé, cette fois. Que s’était-il donc passé ? Pourquoi intervenait-il personnellement dans la lutte ? D’où venait que sa voix, si froide d’habitude, marquait une violente émotion qui surprit Skopélo lui-même ? On va le savoir. Depuis quelques instants, Nicolas Starkos, après avoir franchi la barrière du batistan, se promenait au milieu des groupes de captifs. La vieille femme, en le voyant s’approcher, s’était plus étroitement encore cachée sous son manteau. Il n’avait donc pas pu la voir. Mais, soudain, son attention venait d’être attirée par deux prisonniers qui formaient un groupe à part. Il s’était arrêté, comme si ses pieds eussent été cloués au sol. Là, près d’un homme de haute stature, une jeune fille, épuisée de fatigue, gisait à terre. En apercevant Nicolas Starkos, l’homme se redressa brusquement. Aussitôt la jeune fille rouvrit les yeux. Mais, dès qu’elle aperçut le capitaine de la Karysta, elle se rejeta en arrière.

« Hadjine ! » s’écria Nicolas Starkos.

C’était Hadjine Elizundo, que Xaris venait de saisir dans ses bras, comme pour la défendre.

« Elle ! » répéta Nicolas Starkos.

Hadjine s’était dégagée de l’étreinte de Xaris et regardait en face l’ancien client de son père.

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