Conte traditionnel chinois

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Conte traditionnel chinois

La Griffe du roi des dragons

Depuis des jours, depuis des semaines, depuis des mois, Cèdre d'Or, guidé par Jade Pur, poursuivait le ravisseur de la sainte relique, par les forêts, par les montagnes, par les déserts. Le fils du vice-roi et la jeune fille étaient presque à bout de force, mais non pas à bout de courage.

Jade Pur s'était présentée, sous le costume d'un jeune garçon à Cèdre d'Or, et il ne savait pas qu'elle était une femme. La pierre magique qu'elle portait, ne parlait qu'à elle. Il la suivait avec confiance, car ils ne perdaient jamais les traces du voleur qu'ils ne pouvaient joindre, mais qu'ils serraient toujours de près. Cèdre d'Or était fort brave et instruit, digne en tout point de la faveur dont l'empereur l'avait honoré et, seuls, des génies immortels pouvaient triompher de lui. Il luttait pourtant grâce à la pierre magique, qui l'égalait presque à son adversaire.

La tactique avait été d'empêcher le ravisseur d'approcher des domaines du roi des Dragons, car la relique ne pouvait être rendue qu'au Dragon lui-même.

Ce soir-là, Cèdre d'Or et Jade Pur étaient étendus sur une grève au bord de la mer, attendant la marée et le vent, pour s'embarquer sur une petite jonque couchée sur le flanc à quelque distance dans le sable que l'eau n'atteignait pas encore.

Cette fois, il fallait quitter la Chine pour continuer la poursuite du voleur fugitif qui avait passé là quelques heures plus tôt et avait fui sur la mer. Jade Pur se sentait le cœur serré à l'idée de s'éloigner de son pays, de se confier aux vagues capricieuses sur une aussi frêle embarcation. Elle songeait à sa chaumière, au vieux sapin tordu, aux iris et aux nénuphars qui bordaient le petit étang, tout en or au soleil levant, et où un oiseau venait boire. Sans doute elle ne les reverrait jamais. Allait-elle enfin atteindre le but, ou fallait-il perdre tout espoir ? En tous cas, celui qu'elle avait voulu sauver échapperait à la mort : une fois hors de Chine, il n'y rentrerait que lorsque la sentence serait rapportée…

Alors, si elle revenait, elle, c'est lui qu'elle ne reverrait plus !

Cèdre d'Or, couché sur le sable, regardait Jade Pur à la dérobée et, au soupir qu'elle poussa, répondit par un soupir pareil. Il savait maintenant que Jade Pur était une jeune fille. Un courrier de son père venait de lui révéler ce mystère, qui éveillait en lui un trouble profond.

Un à un les bateaux se relevaient, dans le petit port de Liang-Kiang. La jonque fut à son tour atteinte par l'eau : les deux marins qui la montaient dressèrent le mât, tendirent la voile de paille, d'un sifflement appelèrent les deux passagers et bientôt, bondissant sur les lames, la jonque s'éloigna du rivage.

Poussée par un bon vent, elle aborda, après trois jours de navigation, à la petite île d'Okinava-Sima, au Japon.

La contrée était ravissante avec ses falaises dont les fleurs et les lianes croulaient en cascades, ses tapis de mousse, sa verdure claire qui contrastait avec le ton sombre des vieux cèdres.

Mais les voyageurs n'avaient pas le loisir de s'attarder dans la contemplation de la nature.

Jade Pur, les yeux mi-clos, interrogeait la pierre, car aucun vestige de celui qu'ils poursuivaient n'était visible. La pierre indiqua une forêt dont la lisière barrait comme d'un mur le côté droit du paysage. Elle s'élança dans cette direction et Cèdre d'Or la suivit.

—    Il me semble, dit-elle tout en courant, que mon talisman n'est plus aussi lucide depuis que nous avons touché une terre étrangère : la voix qu'il recèle est très lointaine et confuse.

—    Hélas ! s'écria Cèdre d'Or, que ferons-nous sans ce guide ? Allons-nous perdre la trace de la précieuse relique ? Me faudrait-il rester ici en exil ? Et il ajouta plus bas : Y resteriez-vous avec moi ?

Jade Pur rougit mais ne répondit pas.

—    Chut, dit-elle, j'entends des voix et des rires.

Ils étaient entrés dans la pénombre verte de la forêt. Avançant avec précaution, ils virent, entre les branches, toute une société assise en cercle dans une clairière et jouant à différents jeux avec une gaîté bruyante et un complet laisser-aller. Une belle femme se penchait vers un homme, très corpulent, à la tête rasée, qui lui parlait tout bas d'un air tendre.

—    Allons nous-en, chuchota Cèdre d'Or, nous n'avons que faire de ces gens-là.

—    N'est-ce pas notre voleur qui a changé de forme ?…

Ils s'éloignèrent, mais Jade Pur était inquiète, comme désorientée, la pierre magique contre son oreille ne laissait plus entendre qu'un grondement sourd.

Tout à coup des flammes crépitantes brillèrent derrière des buissons et ils virent un démon effrayant qui remuait avec un trident rougi au feu un amas informe d'animaux vils et de débris humains. Le démon à la face horrible proférait des malédictions.

Cèdre d'Or qui était savant dit tout bas :

—    C'est Tso-Tsum, un des serviteurs de Fon-Tse-Ta-Ti, le roi de la Ville Infernale. Il habite la terre, préside à la cuisine et surprend les aveux des hommes pendant leur sommeil. Il a fait sans doute le dîner de ces bruyants joueurs.

Mais le démon tourna les yeux vers ceux qui l'épiaient et ce regard les brûla comme un jet d'eau bouillante, si bien qu'ils s'enfuirent et coururent longtemps sans s'arrêter.

Ils se retrouvèrent sur la grève où ils avaient débarqué. Là, deux jeunes garçons causaient et l'écho répercutait leurs voix claires, de sorte que l'on entendait toutes leurs paroles.

—    Je te dis que le Dragon japonais qui n'a que quatre griffes a été fâché.

—    Pourquoi ? Parce que la terre a tremblé quand la cinquième griffe du Dragon chinois a touché notre île ?

—    Oui, et il a envoyé une de ses sirènes qui s'est emparée du coffret d'or.

Les deux lutins tournaient l'angle du rocher et Jade Pur s'élança vers eux pour en entendre davantage; mais les lutins avaient disparu.

Elle vit alors une femme richement vêtue, les cheveux épars, qui arpentait la grève en déclamant un poème et ce qu'elle disait était si beau que Jade Pur se sentait inondée de joie. Elle tomba à genoux et joignit les mains quand la poétesse s'arrêta devant elle. Celle-ci lui souriait et dit d'une voix harmonieuse :

—    Puisque tu comprends la poésie, tu es digne d'être exaucée. Le coffret qui contient la griffe du roi des Dragons a été jeté à la mer. Une vague l'a rejeté à mes pieds et je l'ai donné à la grande prêtresse de Ten-Sio-Daï-Tsin, la déesse Soleil. Va, chante-lui mon poème et elle te donnera la relique.

En même temps, elle lui mit dans la main le poème écrit sur du satin blanc et aussitôt Jade Pur se sentit capable de le chanter. La poétesse la conduisit vers une grotte où une danseuse sacrée, dans un costume magnifique et armée d'un sabre, gardait l'entrée. Elle revêtit Jade Pur d'une robe de cérémonie, lui donna un instrument de musique et l'emmena jusqu'au fond de la grotte.

La grande prêtresse était merveilleusement belle. Elle s'entourait de nuages en fumant une petite pipe d'argent et cependant elle éblouissait. Jade Pur, comme transportée, hors d'elle-même, chanta de toute son âme et il lui sembla qu'elle montait au ciel.

La jonque vient d'aborder sur la rive de Chine. Cèdre d'Or serre sur son cœur la jeune fille qui l'a sauvé en lui rendant la relique.

—    Que j'ai hâte d'être revenu auprès de toi et que tu deviennes ma femme chérie, dit-il.

Puis il s'arrache d'elle en pleurant et enfourche un cheval fringant, qui se cabre et part au galop.

Jade Pur, heureuse et fière, se met en route à son tour, mais dans une autre direction.

Ceux qu'elle a vaincus lui en veulent encore, car un orage furieux la poursuit. Loui-Kouin, le valet du tonnerre, tape à tour de bras sur son cercle de gongs et lance vingt fois la foudre; mais il n'atteint pas la jeune fille, qui revoit enfin le petit étang bordé d'iris et de nénuphars, couleur d'or au soleil levant, et où vient boire un oiseau.

traduction: Judith Gauthier

in Les beaux voyages en Chine

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