Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Un matin je me réveillai de bonne heure, et, comme toute la famille dormait encore, il me vint dans l’idée de chercher à évaluer depuis combien de temps nous séjournions sur cette côte. À mon grand étonnement, je trouvai que nous étions à la veille de l’anniversaire du jour de notre salut. Je me sentis l’âme pénétrée d’un nouveau sentiment de reconnaissance, et je résolus de célébrer cette fête avec toute la solennité possible. Je me levai bientôt; ma femme et mes fils sortirent aussi de leur lit, et l’on prépara le déjeuner. La journée se passa, comme d’habitude, aux travaux nécessaires à notre conservation, et je ne parlai à personne de mes projets; seulement, après le souper, que j’avais avancé d’une demi-heure, je me levai et dis :

« Préparez-vous, mes enfants, à célébrer demain l’anniversaire de votre débarquement dans l’île. »

Fritz ne comprenait pas pourquoi nous allions fêter cet anniversaire; je lui fis sentir que c’était pour remercier Dieu de sa constante bienveillance, dont cette journée avait été en quelque sorte le prélude.

Ma femme ne pouvait croire qu’il y eut déjà un an que nous vécussions ainsi isolés, et tous mes enfants s’accordèrent à reconnaître que le temps leur avait paru bien court. Je lui prouvai que je ne m’étais pas trompé en lui rappelant que nous avions fait naufrage le 30 janvier, et que mon calendrier, que j’avais scrupuleusement consulté jusqu’alors, me manquait depuis quatre semaines; je conclus en décidant qu’il fallait nous en procurer un autre.

« J’y suis, s’écria Ernest : un calendrier comme celui de Robinson Crusoé, c’est-à-dire une planche à laquelle on fait tous les jours un cran.

—    Justement, mon fils. »

Ma femme me demanda comment j’entendais célébrer la journée du lendemain. « En élevant nos cœurs à Dieu, lui dis-je, nous ferons tout ce qu’il nous est possible de faire dans notre solitude. » Peu de temps après, nous allâmes nous coucher; et, malgré ce que je venais de dire, j’entendis mes enfants se demander à voix basse ce que papa avait résolu de faire le lendemain. Je ne fis pas semblant de les entendre, et nous fûmes bientôt tous endormis.

Le jour commençait à peine à poindre, qu’un violent coup de canon se fit entendre du rivage. Nous sautâmes de nos lits, pleins d’étonnement et nous demandant ce que cela pouvait être. Je remarquai pourtant que ni Fritz ni Jack ne disaient rien; je crus un moment que, profondément endormis, ils n’avaient rien entendu; mais Jack s’écria bientôt : « Ah ! ah ! nous vous avons bien réveillés, n’est-ce pas ? »

Fritz alors se leva et me dit : « Il n’était pas possible de célébrer une si grande fête sans l’annoncer par un coup de canon, n’est-ce pas, mon père ? Aussi nous l’avons fait. »

Je lui reprochai doucement de nous avoir effrayés en ne nous prévenant pas, et je lui fis remarquer qu’en usant ainsi notre poudre à des futilités, il nous exposait à en manquer bientôt.

Nous nous habillâmes alors rapidement, et nous allâmes prendre le déjeuner habituel. Toute la matinée se passa en prières, en conversations pieuses, et le temps s’écoula rapidement jusqu’au moment du dîner : alors j’annonçai à mes fils que le reste de la journée serait consacré à des amusements de toute espèce.

« Vous avez dû faire des progrès dans tous les exercices du corps, leur dis-je; voici le moment où ces progrès vont être récompensés : vous allez faire vos preuves devant votre mère et moi. Allons, braves chevaliers, entrez en lice ! et vous, trompettes, dis-je en me tournant vers le ruisseau où les oies et les canards prenaient leurs ébats, trompettes, donnez le signal du combat ! »

Les pauvres oiseaux, effrayés de ma voix et de mes gestes, y répondirent par des cris perçants; je laisse à penser si mes fils s’amusèrent de cet incident. Ils se levèrent tous en criant : « Au champ ! au champ ! allons combattre ! le signal est donné ! »

Je disposai alors les joutes en commençant par le tir au fusil. Un but fut aussitôt dressé; c’était un morceau de bois grossièrement travaillé, avec une tête surmontée de deux petites oreilles, une queue en crin, et que nous baptisâmes du nom de kangourou Nous fîmes alors l’épreuve; chacun de mes fils s’avança, une balle dans chaque canon de son fusil, excepté Franz, trop petit pour prendre part à cet exercice. Fritz mit sa balle dans la tête de l’animal. Ernest en mit une seulement dans son corps, et Jack, qui ne le toucha qu’une fois, lui enleva une oreille, ce qui nous prêta bien à rire. Nous passâmes alors à un autre exercice : je jetai en l’air, aussi haut que je pouvais, un morceau de bois, et mes fils essayaient de l’atteindre avant qu’il fût retombé. Je fus étonné de voir Ernest aussi adroit que son frère Fritz; mais Jack ne toucha pas. Mes fils prirent alors des pistolets, et les résultats de leurs coups furent presque les mêmes.

Vint ensuite l’exercice de l’arc, qui devait nous être si précieux quand nous n’aurions plus de poudre. Je remarquai que mes aînés tiraient fort bien, et le petit Franz lui-même avait déjà assez d’adresse. Après une pause de quelques moments, je fis procéder à la course à pied : les coureurs devaient partir de la grotte pour aller jusqu’à Falken-Horst; et, en signe de victoire, le premier arrivant devait me rapporter un couteau que j’avais oublié sur la table près de l’arbre. Mes trois aînés seuls se mirent en ligne; aussitôt le signal donné, Jack et Fritz partirent avec la rapidité de l’éclair et disparurent en un instant. Ernest les suivit bien plus lentement, et les coudes serrés contre le corps. J’augurai bien de cette tactique, et je pensai que le philosophe avait mieux raisonné que ses étourdis de frères. Ils furent trois quarts d’heure absents; mais je vis bientôt revenir Jack monté sur le buffle et amenant avec lui l’onagre et l’âne. Je courus au-devant de lui : « Oh ! m’écriai-je, c’est comme cela que tu exerces tes jambes ?

—    Ayant été vaincu, répondit-il, j’ai amené nos montures pour l’équitation. »

Bientôt après, je vis revenir Fritz, haletant et le front couvert de sueur; puis, à une distance de cinquante pas environ, Ernest tenant le couteau en signe de victoire.

« Comment se fait-il que tu reviennes le dernier, lui dis-je, et que tu rapportes le couteau ?

—    La chose est simple, me répondit Ernest; en allant, mon frère, qui était parti comme un trait, n’a pas pu tenir longtemps, et moi, qui m’étais plus modéré, je l’ai dépassé; en revenant, il a profité de mon exemple, et, comme il est plus âgé, il peut mieux résister que moi à la fatigue. »

Jack demandait instamment l’équitation; je cédai à ses désirs : il lança son buffle au galop, le fit manœuvrer dans tous les sens avec une adresse remarquable, et se mit même debout sur son dos, comme font les écuyers des cirques. Ses frères se conduisirent aussi fort bien; mais ils restèrent loin de lui. Le petit Franz entra lui-même dans la lice, monté sur son jeune taureau Brummer; il avait une selle de peau de kangourou, que lui avait faite sa mère; ses pieds étaient soutenus par des étriers, et il tenait en guise de rênes deux fortes ficelles passées dans l’anneau de fer qui pendait au nez de sa monture. Ses frères se moquèrent un peu de lui, et lui demandèrent s’il espérait triompher de Jack; l’enfant n’en tint aucun compte, et partit au trot; il fit faire à sa monture un cercle comme au manège, et c’était merveille de voir comme l’animal obéissait complaisamment. Il trotta, galopa, sauta; au milieu de ses plus rapides élans, il s’arrêtait court et immobile comme un mur; il s’agenouillait au commandement, puis se relevait et se mettait à caracoler. Un cheval de parade bien conduit n’eût pas mieux fait. Nous étions tous dans un étonnement d’autant plus grand, que tous ces progrès avaient été tenus secrets. Jack se promit bien de faire des cavalcades avec son frère, et le petit Franz fut proclamé excellent cavalier.

Le lazovint ensuite : à cet exercice Jack et Ernest se montrèrent plus adroits que Fritz, qui jetait sa fronde trop loin et avec trop de force. Nous terminâmes enfin la journée par la natation; mais là encore Fritz eut l’avantage. Il semblait vraiment se jouer avec les flots, et être dans son élément naturel. Jack et Ernest restèrent bien au-dessous de lui, et Franz fit voir qu’il deviendrait par la suite un bon nageur. Quand tout fut terminé, nous nous hâtâmes de revenir au logis en suivant le bord de l’eau, tous mes fils marchant l’un après l’autre, le plus petit devant, le plus grand derrière; j’annonçai que des exercices aussi brillamment soutenus méritaient des récompenses, et dès notre arrivée nous disposâmes un tonneau couvert d’herbes et de feuilles, pour servir d’estrade; ma femme s’y tenait majestueusement assise. Après avoir donné à chacun de ses fils, rangés près d’elle, la part d’éloges qui lui revenait, elle leur distribua leurs prix.

Fritz eut celui du tir et de la natation; il consistait en un fusil anglais et un couteau de chasse qu’il convoitait depuis longtemps.

Ernest eut, pour prix de la course, une montre d’or.

Jack eut une paire d’éperons et une cravache anglaise; et Franz, à titre d’encouragement, une paire d’étriers et une peau de rhinocéros pour s’en faire une selle.

Ensuite je me tournai vers ma femme, et lui présentai un joli nécessaire anglais, dans lequel se trouvaient réunis tous les objets utiles à une femme : dés à coudre, ciseaux, aiguilles, poinçon, etc.

Ma femme, surprise et heureuse, vint m’embrasser, et la journée finit, comme elle avait commencé, par un coup de canon. Nous allâmes alors goûter un repos dont nous avions tous besoin, et le sommeil ne se fit pas attendre.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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