Le robinson suisse | |
Page: .12./.72. Johann David WyssHistoire d'une famille suisse naufragéeLa matinée du lendemain fut tout entière consacrée à une multitude de soins qui devaient contribuer à l’amélioration et à l’agrément de notre demeure aérienne. Jack continua à s’exercer à tirer de l’arc avec Franz, auquel j’avais confectionné aussi un arc et des flèches, et Fritz à façonner ses étuis. Ma femme nous appela pour le repas, dont l’heure était arrivée. Aussitôt que nous fûmes assis : « Mes enfants, commençai-je, ne devrions-nous pas donner des noms aux parties de cette contrée que nous connaissons déjà ? Cela nous aidera dans nos travaux, et nous nous entendrons beaucoup mieux. Seulement, comme les côtes peuvent être déjà dénommées, nous nous bornerons à donner des noms aux lieux principaux auxquels se rattachent quelques souvenirs. JACK. Ah ! oui, cherchons des noms bien difficiles. Les voyageurs nous ont assez écorché la langue avec leurs noms, tels que Kamtchatka, Spitzberg. MOI. Petit fou, sais-tu si jamais personne prononcera le nom que tu auras inventé ? Contentons-nous de bons mots allemands : la langue de notre patrie est assez belle pour que nous n’allions pas chercher ailleurs. » Nous commençâmes par la baie où nous avions abordé. Sur la proposition de ma femme, elle reçut le nom de Rettungs-Bucht (baie du salut); notre première habitation, celui de Zelt-Heim (maison de la tente); l’île qui était dans la baie, celui de Hay-Insel (île du requin), en mémoire du requin que nous avions tué; le marais où Fritz avait failli s’enfoncer, celui de Flamant-Sumpf (marais du flamant). Après bien des débats, notre château aérien reçut celui de Falken-Horst (l’aire du faucon). La hauteur sur laquelle nous étions montés pour découvrir les traces de nos compagnons s’appela Promontoire de l’espoir trompé; enfin le ruisseau; Ruisseau du Chacal. Nous passâmes ainsi, en babillant, le temps du dîner, et nous prenions plaisir à poser les bases de la géographie de notre royaume, que nous décidâmes, en riant, devoir être envoyée en Europe par le prochain courrier. Après le dîner, Fritz retourna à ses étuis, qu’il consolida en les doublant d’un morceau de liège. Jack, en voyant le résultat obtenu par son frère, accourut me prier de l’aider à faire la cotte de mailles en porc-épic pour Turc. Nous lavâmes et frottâmes la peau, et Turc, entièrement harnaché, nous parut alors en état de combattre une hyène ou un tigre. Sa camarade, Bill, seule, se trouva mal de ce nouvel essai; car, quand elle s’approchait sans défiance de lui, elle s’enfuyait bientôt en poussant des cris lamentables, piquée qu’elle était par les dards de la cotte de mailles. Pendant ce temps, le soir étant venu et la chaleur du jour étant tombée, je songeai à faire faire à ma famille une petite promenade. « Où irons-nous ? » m’écriai-je. Toutes les voix furent pour Zelt-Heim. Je proposai de ne pas suivre notre ancien chemin le long du rivage; ma motion fut adoptée. Nous partîmes bientôt tous bien armés, excepté ma femme, qui ne portait qu’un pot vide. Turc marchait devant nous fièrement, revêtu de sa cotte de mailles. Le petit singe voulût prendre sa place accoutumée; mais aussitôt qu’il eût senti les piquants, il fit un bond de côté et courut se réfugier sur Bill, qui n’y mit pas d’obstacle. Enfin il n’y eut pas jusqu’au flamant qui ne voulut être de la partie; après avoir essayé du voisinage de chacun de mes fils, et dégoûté par leurs espiègleries, il vint se placer à mes côtés et chemina gravement près de moi. Notre promenade était des plus agréables; car nous marchions, à l’ombre de grands arbres, au milieu d’un gazon touffu. Mes enfants se dispersèrent à droite et à gauche; mais quand nous sortîmes du bois, craignant quelque danger, je les appelai pour les réunir. Ils revinrent tous en courant, et Ernest, tout essoufflé, fut cette fois le premier à mes côtés. Il me présenta trois petites baies d’un vert clair, sans pouvoir d’abord prononcer une parole. « Des pommes de terre ! s’écria-t-il enfin, des pommes de terre ! — Des pommes de terre ! serait-il bien vrai ? Mène-moi à l’endroit où tu les as découvertes. » Nous courûmes dans la direction qu’il nous indiqua, et nous trouvâmes, en effet, un champ d’une immense étendue couvert de pommes de terre. Les unes étaient encore en fleur, les autres étaient en pleine maturité; quelques-unes sortaient à peine de terre. Jack se précipita aussitôt pour les déterrer, mais il aurait fait peu de chose si le singe n’eût couru l’imiter. Nous les aidâmes avec nos couteaux; en peu de temps nos gibecières furent remplies, et nous nous préparâmes à continuer notre route. Quelques-uns de mes enfants me firent observer que nous étions déjà bien chargés, et qu’il vaudrait peut-être mieux retourner à Falken-Horst; mais notre excursion à Zelt-Heim était devenue si nécessaire que nous poussâmes toujours dans cette direction. La conversation se porta naturellement sur le précieux tubercule que nous venions de découvrir. « Il y a là pour nous, dis-je à mes fils, un trésor inestimable. Après la faveur que Dieu nous a faite en nous sauvant du naufrage, ce bienfait est le plus grand, le plus important de tous ceux qu’il nous a accordés jusqu’à ce jour. » Nous atteignîmes bientôt les rochers au bas desquels coulait le ruisseau du Chacal, et que nous devions longer jusque-là. La mer, à droite, s’étendait dans le lointain comme un miroir; à gauche, la chaîne des rochers présentait le spectacle le plus ravissant et le plus pittoresque. C’était comme une serre chaude d’Europe; seulement, au lieu de mesquines et étroites terrasses, au lieu de pots à fleurs épars çà et là, toutes les crevasses, toutes les fentes de rochers laissaient échapper à profusion les plantes les plus rares et les plus variées. Là les plantes grasses aux tiges épineuses; ici le figuier d’Inde aux larges palettes; ici la serpentine laissant tomber le long du roc ses larges rameaux souples et enlacés; enfin l’ananas surtout y croissait en abondance. Comme ce roi des fruits nous était bien connu, nous nous jetâmes dessus avec avidité; le singe même nous aida à en moissonner, et je fus obligé d’arrêter mes enfants, de peur qu’ils ne se fissent mal. Une autre découverte qui me fit presque autant de plaisir fut celle du caratas; je voulus faire partager à mes fils l’admiration que j’éprouvais pour cette utile plante, qui ressemble à l’ananas, en leur faisant voir ses belles fleurs rouges. Mais ils me répondaient la bouche pleine : « Merci de vos fleurs, nous aimons mieux l’ananas. — Petits gourmands, leur répliquai-je, vous ne savez pas juger les choses; je vais vous faire bientôt changer d’avis. Ernest, prends dans ma gibecière un briquet et une pierre, et fais-moi le plaisir de m’allumer du feu. — Mais il me faudrait de l’amadou. — En voici, » lui dis-je; et je pris une tige de caratas; j’en ôtai l’écorce extérieure, j’en mis un petit morceau sur la pierre et je battis le briquet; aussitôt elle prit feu, et mes enfants sautèrent tout joyeux autour de moi en criant : « Vive l’arbre à amadou ! » « Ce n’est pas tout, leur dis-je; je vais maintenant donner à votre mère du fil pour coudre vos habits quand ils seront déchirés. » Et en disant ces mots je tirai des feuilles de caratas une grande quantité de fils forts et souples qui émerveillèrent mes enfants, et causèrent la plus grande joie à ma bonne femme. Elle n’y trouva qu’une chose à redire, c’est qu’il serait long d’en extraire un à un tous ces fils. Je lui appris que rien n’était plus aisé, en faisant sécher au soleil les feuilles, dont les fils se détachaient alors d’eux-mêmes. « Eh bien, dis-je à mes enfants, cette plante vaut-elle l’ananas ? » Ils convinrent tous que j’avais raison. « Cette autre plante que vous voyez auprès, continuai je, est un figuier d’Inde; on le nomme aussi arbre-raquette, parce que ses feuilles ressemblent, en effet, à des raquettes. Son fruit est très estimé des sauvages. » À peine eus-je prononcé ces mots, que Jack courut pour en faire une bonne récolte; mais il revint bientôt en pleurant, les doigts traversés de mille petites épines. Je l’aidai à se dégager la main, et je lui montrai la manière de prendre ce fruit sans se blesser. Je fis tomber une figue sur mon chapeau; j’en coupai les deux bouts avec mon couteau, et, la prenant alors à ces deux endroits, je la dépouillai facilement de son enveloppe, et je la donnai à goûter à mes fils. Elle fut trouvée excellente, peut-être à cause de sa nouveauté, et chacun se mit à en cueillir. Je vis alors mon petit Jack examiner avec beaucoup d’attention une de ces figues qu’il tenait au bout de son couteau. « Que fais-tu là, lui dis-je. — Voyez donc, mon père, me cria-t-il, il y a sur ma figue un millier de petites bêtes rouges comme du sang. — Ah ! m’écriai-je, encore une nouvelle découverte ! c’est la cochenille. » Mes enfants me demandèrent ce que c’était que cet animal. « C’est, leur répondis-je, un insecte qui, séché et bouilli, sert à donner une magnifique couleur rouge fort estimée dans le commerce; l’arbrisseau qui le porte s’appelle nopal ou cactus opuntia. ERNEST. Mais comme nous n’avons rien à teindre en rouge, et que ces fruits, pour être cueillis, demandent trop de soin, je préfère l’ananas. MOI. Fais donc attention que cet arbrisseau peut nous être utile de plus d’une manière. Il nous sera facile d’entourer notre habitation d’une haie de ces raquettes, et ces feuilles épaisses nous garantiront des animaux malfaisants. JACK. C’est une plaisanterie, mon père; vous le voyez, cet arbre n’a pas de solidité, et un couteau aura bientôt fait une ouverture à votre haie, quelle que soit son épaisseur. » Et pour nous donner une preuve de ce qu’il avançait, il tira son couteau de chasse et se mit à s’escrimer contre un des plus grands arbrisseaux; les raquettes cédaient avec, facilité, lorsqu’une d’elles vint tomber sur la jambe du spadassin et lui fit jeter un cri perçant. MOI. « Eh bien ! penses-tu maintenant que cette haie ne soit pas de nature à arrêter les téméraires qui s’exposeraient à la traverser ? JACK. J’en conviens, mon père; c’est une bonne leçon dont je profiterai, surtout si vos connaissances peuvent vous indiquer un moyen de faire cesser la cuisante douleur que les maudites épines me causent. » Une feuille de caratas étendue sur la partie souffrante enleva tout à coup cette vive douleur, et cet incident n’eut d’autres suites que de nous faire rire aux dépens du jeune imprudent. Enfin nous nous remîmes en marche, et nous arrivâmes au ruisseau du Chacal; on le passa avec précaution, et nous atteignîmes bientôt la tente, où tout était resté en ordre. Fritz courut chercher de la poudre et du plomb; moi, ma femme et Franz nous allâmes à la tonne de beurre remplir notre pot vide, et Jack et Ernest s’occupèrent à prendre des oies et des canards. Ils y réussirent avec assez de peine, car nos animaux étaient devenus un peu sauvages pendant notre absence; mais enfin ils parvinrent à attraper deux oies et deux canards. La cotte de mailles de Turc fut remplacée par une sacoche de sel, et nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, emportant avec nous les oies et les canards enveloppés dans nos mouchoirs. Au milieu de leurs cris, des aboiements de nos dogues et de nos bruyants éclats de rire excités par cette étrange musique, nous arrivâmes sans encombre au logis. Ma femme courut traire la vache, dont le lait nous rafraîchit beaucoup. Les pommes de terre firent les frais de notre repas, et après avoir, dans notre prière, remercié le Seigneur de cette précieuse découverte, nous montâmes notre échelle et nous passâmes la nuit dans un profond et tranquille sommeil. Johann David WyssHistoire d'une famille suisse naufragéePage: .12./.72. |