Les chants de Maldoror

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Isidore Ducasse

Les 6 chants de Maldoror

us regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si, à l’aide d’une nuit obscure, tu t’étais laissé choir secrètement jusqu’à nous de la surface de quelque étoile; car, je le confesse, aujourd’hui qu’il n’est plus nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins de l’humanité; mais une auréole de rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton front. J’aurais désiré lier des relations intimes avec toi; ma présence n’osait approcher devant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace horreur rôdait autour de moi. Pourquoi n’ai-je pas écouté ces avertissements de la conscience ? Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort; désormais un souffle de ton intelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devant nous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d’orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de son œil, quand il me vit avec toi : je ne m’explique pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portes d’une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals nocturnes; nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle d’animaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de quelque loup lointain accompagnaient l’obscurité de notre marche incertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches humaines ? Je me posais cette question avec un certain trouble; mes jambes d’ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière d’un bois épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses. Tu t’arrêtas devant un bouleau. Tu me dis de m’agenouiller pour me préparer à mourir; tu m’accordais un quart d’heure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne t’observais pas, certains gestes dont j’avais remarqué l’irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. Mes soupçons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à terre, comme l’ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine, et l’autre appuyé sur l’herbe humide, tandis qu’une de tes mains arrêtait la binarité de mes bras dans son étau, je vis l’autre sortir un couteau, de la gaine appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les yeux : les trépignements d’un troupeau de bœufs s’entendirent à quelque distance, apportés par le vent. Il s’avançait comme une locomotive, harcelé par le bâton d’un pâtre et les mâchoires d’un chien. Il n’y avait pas de temps à perdre, et c’est ce que tu compris; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car l’approche d’un secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et t’apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu’un de mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame d’acier, de me couper le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que j’étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma guérison. Qu’il te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne m’attendais pas, me donna l’envie de rechercher la mort. Je portai ma présence dans les combats, afin d’offrir ma poitrine aux coups. J’acquis de la gloire dans les champs de bataille; mon nom était devenu redoutable même aux plus intrépides, tant mon artificielle main de fer répandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu’à l’ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous l’influence du cyclone de la mort, un cavalier, à la démarche hardie, s’avança devant moi, pour me disputer la palme de la victoire. Les deux armées s’arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés. D’un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la reprendre ensuite avec plus d’énergie. Plein d’admiration pour son adversaire, chacun lève sa propre visière : “Elseneur !…” “Reginald !…”, telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoir d’une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les balles l’avaient épargné. Dans quelles circonstances nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pas prononcé ! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitié éternelle; mais, certes, différente des deux premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur ! Un archange, descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu’à ce qu’un commandement venu d’en haut arrête le cours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès aujourd’hui, tu es délivré de notre persécution. La promesse vague dont tu parlais, ce n’est pas à nous que tu la fis, mais bien à l’Être qui est plus fort que toi : tu comprenais toi-même qu’il valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror ! Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s’évapore.” Il se réveille comme il lui a été ordonné, et voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés. Il n’essaie pas de se rendormir. Il sort lentement, l’un après l’autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal afin d’humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes d’argent d’une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœur bouleversé.

Le Comte de Lautréamont

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