Isidore Ducasse

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Isidore Ducasse

Les 6 chants de Maldoror

La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend des allures solennelles. Le cadavre gonflé se soutient sur les eaux; il disparaît sous l’arche d’un pont; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et s’enfonçant par intervalles. Un maître de bateau, à l’aide d’une perche, l’accroche au passage, et le ramène à terre. Avant de transporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu’ils sont derrière, poussent, tant qu’ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit : “Ce n’est pas moi qui me serais noyé.” On plaint le jeune homme qui s’est suicidé; on l’admire; mais, on ne l’imite pas. Et, cependant, lui, a trouvé très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-sept ans ? C’est mourir jeune ! La foule paralysée continue de jeter sur lui ses yeux immobiles… il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n’ose renverser le noyé, pour lui faire rejeter l’eau qui remplit son corps. On a craint de passer pour sensible, et aucun n’a bougé, retranché dans le col de sa chemise. L’un s’en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde; l’autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes… Harcelé par sa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de l’éclair. Il aperçoit le noyé; cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu de l’étrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter l’eau avec abondance. À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il sens son cœur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de courage. Vains efforts ! Vains efforts, ai-je dit, et c’est vrai. Le cadavre reste inerte, et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes; il frictionne ce membre-ci, ce membre-là; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres de l’inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, appliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit ! À ce moment suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas ! les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitôt qu’il se sera éloigné des bords de la Seine. En attendant, le noyé ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son bienfaiteur; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver la vie à quelqu’un, que c’est beau ! Et comme cette action rachète de fautes ! L’homme aux lèvres de bronze, occupé jusque là à l’arracher de la mort, regarde le jeune homme avec plus d’attention, et ses traits ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit qu’entre l’asphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il n’y a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous comme ils s’embrassent avec effusion ! N’importe ! L’homme à la prunelle de jaspe tient à conserver l’apparence d’un rôle sévère. Sans rien dire, il prend son ami qu’il met en croupe, et le coursier s’éloigne au galop. Ô toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, n’as-tu pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de désespoir, de conserver le sang-froid dont tu te vantes. J’espère que tu ne me causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t’ai promis de ne jamais attenter à ma vie.

redescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur; trois fois, ma carcasse matérielle, surtout au siège du cou, fut remuée jusqu’en ses fondements, comme lorsqu’on se figure en rêve être écrasé par une maison qui s’effondre. Le peuple stupéfait me laissa passer, pour m’écarter de la place funèbre; il m’a vu ouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein de vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’une tombe ! J’avais dit que je voulais défendre l’homme, cette fois; mais je crains que mon apologie ne soit pas l’expression de la vérité; et, par conséquent, je préfère me taire. C’est avec reconnaissance que l’humanité applaudira à cette mesure !

Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d’une femme; il est bon d’examiner la carrière parcourue, et de s’élancer, ensuite, les membres reposés, d’un bond impétueux. Fournir une traite d’une seule haleine n’est pas facile; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et sans remords. Non… ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosives de ce chant impie ! Le crocodile ne changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger l’humanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille, comme l’aile d’un goéland, et enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur d’épaves célestes ! Autant vaut que l’argile dissolve ses atomes, de cette manière autant qu’une autre.

Poésie d'Isidore Ducasse

Les chants de Maldoror, texte intégral

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