Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Nous apprîmes, le lendemain soir, par le carme, qui s’était promené tout le jour, que Joseph, lequel n’avait point paru au bourg de Nohant, était allé passer une heure avec sa mère, après quoi il s’était mis en route pour courir les environs, disant que son idée était de rassembler les sonneurs du pays en un concours où il demanderait la maîtrise et le droit pour pratiquer. La Mariton était bien en peine de cette résolution là, pensant que les Carnat et toute la bande des ménétriers du pays, qui était déjà plus nombreuse que de besoin, s’y montreraient contraires et lui causeraient du trouble et du tort. Mais Joseph ne l’avait point écoutée, disant toujours qu’il la voulait retirer de servitude et emmener au loin avec lui, encore qu’elle n’y parût point disposée comme il l’eût souhaité.

Le surlendemain, tous nos apprêts étant faits, et les premiers bans d’Huriel et de Brulette déjà publiés au prône de notre paroisse, nous retournâmes tous au Chassin. C’était comme le départ pour un pèlerinage au bout du monde. Comme il nous fallait emporter du mobilier, et que Brulette voulait que son grand-père ne manquât de rien, nous avions loué une charrette, et tout le village ouvrait de grands yeux, à nous voir emporter de sa maison jusqu’aux paniers. Elle n’oublia ni ses chèvres ni ses poules, que Thérence se réjouissait d’avoir à soigner, elle qui ne connaissait pas le gouvernement des bêtes et qui disait vouloir l’apprendre pendant que l’occasion s’en trouvait.

Cela me fournit celle de m’offrir en plaisanterie à sa gouverne, comme la plus soumise et fidèle bête de tout le troupeau. Elle ne s’en fâcha pas, mais ne m’encouragea point à passer du badinage au sérieux. Seulement, il me sembla bien qu’elle n’était pas mécontente de me voir quitter si gaiement pays et famille pour la suivre, et que, si elle ne m’attirait pas, elle ne me repoussait pas non plus.

Au moment où le vieux Brulet et les femmes, avec Charlot, montaient sur la voiture, Brulette étant fière de s’en aller avec un si bel amoureux, à la barbe de tous les amoureux qui l’avaient méconnue, le carme vint comme pour nous dire adieu, et ajouta pour les oreilles des curieux :

—    Au fait, je vas de votre côté, et ferai un bout de chemin avec vous.

Il monta auprès du père Brulet, et au bout d’une lieue, dans un chemin couvert, il fit arrêter. Huriel conduisait son clairin, qui était aussi bon au tirage qu’au transport, et nous marchions un peu en avant, le grand bûcheux et moi. Voyant la voiture retardée, nous retournâmes, pensant que ce fût quelque accident, et vîmes Brulette tout en pleurs, embrassant Charlot, qui s’attachait à elle en faisant de grands cris, parce que le carme le voulait emporter. Huriel intercédait pour qu’on s’y prît autrement, car il était si peiné du chagrin de Brulette, que, pour un peu, il aurait pleuré aussi.

—    Qu’y a-t-il donc ? dit le grand bûcheux, et pourquoi, ma fille, voulez-vous vous départir de ce pauvre enfant ? Est-ce donc la suite de votre idée de l’autre jour ?

—    Non, mon père, répondit Brulette. Ce sont ses véritables parents qui le réclament, et c’est pour son bien. Le pauvre petit ne comprend pas cela, et moi, encore que je le comprenne, le cœur me manque. Mais comme il y a des raisons pour que la chose se fasse sans retard, donnez-moi du courage, au lieu de m’en ôter.

Et, tout en parlant de courage, elle n’en avait point contre les pleurs et les caresses de Charlot, car elle était arrivée à l’aimer d’une grande tendresse, et il fallut que Thérence s’en mêlât. La fille des bois avait dans son air et dans ses moindres discours une assurance de bonté qui eût persuadé les pierres, et que l’enfant sentait, encore qu’il ne sût comment. Elle réussit à lui faire entendre de s’apaiser, et qu’on ne le quittait que pour bien peu, de sorte que frère Nicolas put l’emporter sans violence, et qu’on se mit en route au son d’une manière de rondine qu’il lui chantait pour l’ébaubir, et qui ressemblait à un psaume d’église plus qu’à une chanson; mais Chariot s’en paya, et quand leurs voix se perdirent, celle du carme couvrait les dernières plaintes du pauvre mignon.

—    Allons, Brulette, en route, dit le grand bûcheux. Nous vous aimerons tant, que nous vous consolerons.

Huriel monta sur le brancard, afin d’être près d’elle, et, tout le long du chemin, l’entretint si doucement, qu’elle lui dit, à l’arrivée :

—    Ne me croyez pas inconsolable, mon vrai ami ! J’ai eu le cœur faible un moment; mais je sais bien où reporter l’amitié que j’avais pour cet enfant, et où je retrouverai la joie qu’il me donnait.

Il ne nous fallut pas grand temps pour nous installer au vieux château, et mêmement y pendre la crémaillère. Il y avait plusieurs chambres habitables, encore qu’elles n’eussent pas de mine et qu’on les eût crues prêtes à nous choir sur la tête; mais il y avait si longtemps que le vent en secouait les ruines sans les renverser, qu’elles pouvaient bien encore durer autant que nous.

La tante Marghitonne, enchantée de notre voisinage, nous fournit tout ce qui eût pu manquer aux petites aises dont nous étions coutumiers, et que la famille d’Huriel se laissa persuader de partager avec nous, malgré le peu d’habitude qu’elle en avait et le peu de cas qu’elle en faisait. Les ouvriers bourbonnais que le grand bûcheux avait embauchés arrivèrent, et il en embaucha d’autres dans l’endroit même. Si bien que nous étions là comme une colonie, campée partie dans le bourg, partie dans les ruines, travaillant tous de bon cœur sous la conduite d’un homme juste qui savait ce que c’est que la peine à ménager et le courage à récompenser, et nous réunissant tous les soirs pour manger ensemble sur le préau, écouter et raconter des histoires, chanter et folâtrer à la fraîche, et faisant bal, le dimanche, avec toute la jeunesse du pays, qui nous savait tant de gré de la musique bourbonnaise, qu’on nous apportait de petits présents de tous les côtés, et nous considérait on ne peut plus.

Le travail était rude, à cause de la pente de la futaie qui se trouvait quasiment à pic sur la rivière, et l’abatage offrait de grands dangers. J’avais fait, au bois de l’Alleu, l’expérience du caractère vif du grand bûcheux. Comme il n’avait que des ouvriers de choix pour sa partie, et que les dépeceurs étaient à leurs pièces, il n’avait pas sujet de s’impatienter; mais j’avais l’ambition de devenir un fendeux du premier ordre pour lui complaire, et je craignais que mon apprentissage ne me fît encore traiter de maladroit et d’imprudent, ce qui m’eût bien mortifié devant Thérence. Aussi priai-je Huriel de m’en faire à part la démonstration et de me laisser le bien observer dans la pratique. Il s’y prêta de son mieux, et j’y portai un si bon vouloir, qu’en peu de jours j’étonnai le maître par mon habileté. Il m’en fit compliment, et mêmement me demanda devant sa fille pourquoi je me donnais si vaillamment à un état qui ne m’était point de nécessité en mon endroit :

—    C’est, lui répondis-je, que je ne serais pas fâché d’être bon à gagner ma vie en tout pays. On ne sait point ce qui peut arriver, et si j’aimais une femme qui me voulût emmener au fond des bois, je l’y suivrais, et l’y soutiendrais aussi bien qu’un autre.

Et, pour marquer à Thérence que je n’étais pas si câlin qu’elle le pensait peut-être, je m’exerçais à coucher sur la dure, à vivre sobrement, et à devenir un forestier aussi solide que ceux qui l’entouraient. Je ne m’en trouvais pas plus mal portant, et même je sentais bien mon esprit y devenir plus léger et mes idées plus claires. Beaucoup de choses que je n’entendais point sans de grandes explications au commencement, se débrouillaient peu à peu d’elles-mêmes devant mes yeux, et elle ne riait plus de mes questions lourdaudes. Elle causait avec moi sans ennui et marquait de la confiance dans mes jugements.

Pourtant une bonne quinzaine se passa devant que j’eusse un peu d’espérance, et comme je me plaignais à Huriel de n’oser point dire un mot à une fille qui me paraissait trop au-dessus de moi pour me vouloir jamais regarder, il me répliqua :

—    Sois tranquille, Tiennet, ma sœur a le cœur le plus juste qui existe, et si, comme toutes les jeunes filles, elle a ses moments de fantaisie, il n’y a point d’imagination en elle qui ne cède à l’amour d’une belle vérité et d’une franche réparation.

Les discours d’Huriel, qui étaient aussi ceux de son père avec moi, me baillèrent grand courage, et Thérence reconnut en moi un si bon serviteur, j’étais si attentionné à ce qu’elle n’eût peine, fatigue ou impatience d’aucune chose dépendant de mon pouvoir; j’étais si soigneux de ne regarder aucune autre fille, et d’ailleurs j’en avais si peu d’envie; enfin, je me comportais avec un respect si honnête et qui lui marquait si bien l’état que je faisais de son mérite, qu’elle y ouvrit les yeux, et je la vis plusieurs fois me regarder courir au-devant de ses souhaits, avec un air de réflexion très doux, et m’en payer par des remercîments qui me rendaient fier. Elle n’était pas habituée, comme Brulette, à se voir prévenir, et n’eût pas su, comme elle, y inviter gentiment. Elle paraissait même toujours étonnée qu’on y songeât; mais quand cela arrivait, elle en marquait une grande obligation, et je ne me sentais pas d’aise quand elle me disait, de son air sérieux, et sans fausse retenue :

—    Vraiment, Tiennet, vous avez trop bon cœur. Ou bien :

—    Tiennet, vous prenez pour moi tant de peine, que je voudrais avoir à en prendre pour vous dans l’occasion.

Un jour qu’elle me parlait en cette manière, devant les autres bûcheux, l’un d’eux, qui était un beau garçon bourbonnais, observa, à moitié voix, qu’elle me gratifiait d’un grand intérêt.

—    Certainement, Léonard, lui répondit Thérence en le regardant d’un air assuré. Je lui porte l’intérêt que je dois à sa complaisance pour moi et à son amitié pour les miens.

—    Est-ce que vous croyez, reprit Léonard, qu’on n’agirait pas aussi bien que lui, si on croyait être payé de même ?

—    Je serais juste avec tout le monde, répliqua-t-elle, si j’avais le goût ou le besoin des complaisances de tout le monde; mais cela n’est point, et, de l’humeur dont je suis, l’amitié d’une seule personne me contente.

J’étais assis sur le gazon, auprès d’elle, tandis qu’elle parlait ainsi, et je pris sa main dans la mienne, sans oser plus que de l’y retenir un petit moment. Elle me la retira, mais non sans me l’appuyer, en passant, sur l’épaule, en signe de confiance et de parenté d’âme.

Pourtant les choses duraient ainsi, et je commençais à souffrir grandement de ma retenue avec elle, d’autant que les amours d’Huriel et de Brulette étaient si tendres et si heureuses, que cela troublait le cœur et l’esprit. Leur beau jour approchait, et je ne voyais pas venir le mien.

George Sand

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