Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Et comme Thérence insistait :

—    Assez, assez ! lui dit-il en l’embrassant et en la repoussant. J’ai beaucoup à me faire pardonner avant de juger les autres : j’ai tué un homme ! Disant cela, il s’enfuit sans vouloir m’attendre, et je le vis courir vers la maison de la mariée, qui fumait de cuisine et grouillait de vacarme emmi toutes celles du village.

—    Ah ! dit Thérence en le suivant des yeux, mon pauvre frère n’a pas oublié son malheur ! et peut-être qu’il ne s’en consolera jamais !

—    Il s’en consolera, Thérence, lui dis-je, quand il se verra aimé de celle qu’il aime, et je vous réponds qu’il l’est déjà et depuis longtemps.

—    Je le crois bien aussi, Tiennet; mais si cette fille n’était pas digne de lui !

—    Voyons, ma belle Thérence, êtes-vous donc si sévère que vous feriez péché mortel d’un malheur arrivé à une enfant; et, qui sait ?… peut-être par surprise ou par force ?

—    Ce n’est pas tant le malheur ou la faute que je blâmerais, que les mensonges de la bouche ou de la conduite qui en auraient été la conséquence. Si, du premier jour, votre cousine avait dit à mon frère : « Ne me recherchez pas, j’ai été trompée ou violentée, » j’aurais compris que mon frère n’en tînt compte et pardonnât tout à la franche confession; mais se laisser tant courtiser et admirer sans rien dire… Voyons, Tiennet, ne savez-vous vraiment rien ? Ne pouvez-vous, à tout le moins, deviner ou supposer quelque chose qui me tranquillise ? J’aime tant Brulette, que je ne me sens point le courage de la condamner. Et pourtant que me dira mon père, s’il pense que j’aurais dû tout faire pour retenir Huriel dans un pareil danger ?

—    Thérence, je ne peux rien vous dire, sinon que, moins que jamais, je doute de Brulette; car, si vous voulez savoir quelle était la seule personne que je pusse soupçonner de l’avoir abusée, et sur qui les accusations du monde eussent un peu d’apparence de raison, je vous dirai que c’était Joseph, lequel m’en paraît aussi blanc que neige, d’après ce que votre frère vient de nous en apprendre. Or, il n’y avait au monde, à ma connaissance, qu’un autre garçon, je ne dis pas capable, mais en position, par son amitié avec Brulette, de se laisser détourner de son honneur par une mauvaise tentation. Ce garçon-là, c’est moi. Eh bien, le croyez-vous, Thérence ? Regardez-moi dans les yeux avant de me répondre. Personne ne me l’a jamais imputé, que je sache, mais je pourrais en être le païen tout de même, et vous ne me connaissez point assez pour être sûre de mon honnêteté et de ma parole. Voilà pourquoi je vous dis, regardez à ma figure si le mensonge et la lâcheté s’y peuvent loger à leur aise ?

Thérence fit ce que je lui disais et me regarda sans montrer d’embarras, puis elle me dit :

—    Non, Tiennet vous, n’êtes pas dans le cas de mentir comme ça; et si vous êtes tranquille sur Brulette, je sens que je dois l’être aussi. Allons, mon garçon, allez-vous-en à la fête : je n’ai plus besoin de vous ici.

—    Si fait, lui dis-je. Cet enfant va vous embarrasser. Il n’est pas bien commode avec les personnes qu’il ne connaît point, et je voudrais ou l’emmener ou vous aider à le garder.

—    Il n’est pas commode ? dit Thérence en le prenant sur ses genoux. Bah ! qu’est-ce qu’il y a donc de si malaisé à gouverner une marmaille comme ça ? Je n’y ai jamais essayé, mais il ne me paraît pas qu’il y faille tant de malice. Voyons, mon gros gars, que te faut-il ? Veux-tu point manger ?

—    Non, dit Charlot, qui boudait sans oser le montrer.

—    Oui-da, c’est comme il te plaira ! Je ne le force point; mais quand tu souhaiteras ta soupe, tu pourras la demander; je veux bien te servir, et mêmement t’amuser, si tu t’ennuies. Dis, veux-tu t’amuser avec moi ?

—    Non, dit Charlot en fronçant sa figure bien fièrement.

—    Or donc, amuse-toi tout seul, dit tranquillement Thérence en le mettant à terre. Moi, je vas aller voir le beau petit cheval noir qui mange dans la cour.

Elle fit mine d’y aller, Charlot pleura. Thérence fit semblant de ne pas l’entendre, jusqu’à ce qu’il vînt à elle.

—    Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle, comme étonnée; dépêche-toi de le dire, ou je m’en vas; je n’ai pas le temps d’attendre.

—    Je veux voir le beau petit cheval noir, dit Charlot en sanglotant.

—    En ce cas, viens, mais sans pleurer, car il se sauve quand il entend crier les enfants.

Charlot rentra son dépit et alla caresser et admirer le clairin.

—    Veux-tu monter dessus ? dit Thérence.

—    Non, j’ai peur

—    Je te tiendrai.

—    Non, j’ai peur.

—    Eh bien, n’y monte pas.

Au bout d’un moment, il y voulut monter.

—    Non, dit Thérence, tu aurais peur.

—    Non.

—    Si fait, je te dis.

—    Eh non ! dit Charlot.

Elle le mit sur le cheval, qu’elle fit marcher en tenant l’enfant bien adroitement, et, quand je les eus regardés un bon moment, je fus bien assuré que les caprices de Charlot ne pouvaient pas tenir contre une volonté aussi tranquille que celle de Thérence. Elle s’y prenait tout aussi bien, dès le premier jour, pour gouverner un marmot naturellement difficile, que Brulette y était arrivée par une année de patience et de fatigue, et l’on voyait que le bon Dieu l’avait faite pour être bonne mère sans apprentissage. Elle en devinait les finesses et les forces, et s’y prêtait sans se tourmenter, s’étonner ni s’impatienter de rien.

Charlot, qui se croyait le maître avec tout le monde, fut étonné de voir qu’il ne l’était, avec elle, que de bouder contre lui-même, et qu’elle s’en embarrassait si peu, que c’était peine perdue. Aussi, au bout d’une demi-heure devint-il tout à fait gentil, demandant de lui-même ce qu’il souhaitait, et se dépêchant d’accepter ce qui lui était offert. Thérence le fit manger, et j’admirai comme, de son propre jugement, elle sut mesurer ce qu’il lui fallait, sans trop ni trop peu, et comme elle sut ensuite l’occuper à côté d’elle, tout en s’occupant elle-même, causant avec lui comme avec une personne raisonnable, et lui donnant tant de confiance, sans avoir l’air de le questionner, qu’il lui eut bientôt défilé tout son chapelet de disettes, dont il avait l’habitude de se faire prier quand on s’en montrait trop curieux. Et mêmement, il se trouvait si content avec elle et si fier de savoir causer, qu’il s’impatientait contre les mots qu’il ne connaissait point, et rendait son idée par des mots de son invention, qui n’étaient du tout sots ni vilains.

—    Qu’est-ce que vous faites donc là, Tiennet ? me dit-elle tout d’un coup, comme pour me faire entendre que je restais trop longtemps.

Et, comme j’avais déjà inventé cinquante petites histoires pour ne pas m’en aller, je me trouvai à court, et ne sus rien lui dire, sinon que j’étais occupé à la regarder.

—    Est-ce que ça vous amuse ? fit-elle.

—    Je ne sais pas, lui répondis-je. Autant vaut demander au blé s’il est content de se sentir pousser au soleil.

—    Oh ! oh ! il paraît que vous êtes devenu malin pour tourner les compliments ! mais pensez donc que c’est peine perdue avec moi, qui n’y comprends rien et n’y sais rien répondre.

—    Je n’y connais rien non plus, Thérence. Tout ce que je veux dire, c’est qu’à mon idée, il n’y a rien de si beau et de si sain à voir qu’une jeune fille prenant son plaisir dans la causette d’un petit enfant.

—    Est-ce que ça n’est pas naturel ? dit Thérence. Il me semble, à moi, que je rentre dans la vérité des choses du bon Dieu, en regardant et en écoutant ce marmot. Je sens bien que je ne vis pas, à l’ordinaire, comme une femme doit aimer à vivre; mais je n’ai pas choisi mon sort, et l’état voyageur et abandonné que je mène est dans mon devoir, puisque j’y suis le soutien et le bonheur de mon père. Aussi, je ne m’en plains pas et ne souhaite pas une vie qui ne serait pas la sienne; seulement, je comprends bien le plaisir des autres; celui que Brulette a dans la société de son Charlot, qu’il soit à elle ou au bon Dieu, me serait très doux aussi. Je n’ai pas eu souvent l’occasion d’un si gentil divertissement, et je peux bien le prendre où je le trouve. Vrai, c’est une jolie compagnie que ce petit bonhomme, et je ne savais pas que ça pouvait avoir tant d’esprit et de connaissance.

—    Et pourtant, mignonne, ce Charlot n’est aimable que par les grands soins de Brulette, et il lui a fallu s’amender beaucoup pour l’être autant que celui que Dieu a fait gentil de son naturel.

—    Vous m’étonnez grandement, dit Thérence. S’il y a des enfants plus gentils que celui-là, on est trop heureux de pouvoir vivre avec eux. Mais en voilà assez, Tiennet. Allez-vous-en, ou l’on viendra vous chercher et on voudra aussi m’emmener, ce qui me contrarierait, je vous le confesse, car je suis un peu lasse et je me trouve si bien d’être là tranquille avec ce petit, qu’on ne me rendrait pas service en me dérangeant sitôt.

Il fallut bien obéir, et je m’en allai le cœur tout rempli et tout révolutionné des idées qui me venaient au sujet de cette fille.

George Sand

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