Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Le grand bûcheux, s’étant assuré que Joseph lui donnait bonne attention, poursuivit ainsi son discours :

—    La musique à deux modes que les savants, comme j’ai ouï dire, appellent majeur et mineur, et que j’appelle, moi, mode clair et mode trouble; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris; ou encore, mode de la force ou de ta joie, et mode de la tristesse ou de la songerie. Tu peux chercher jusqu’à demain, tu ne trouveras pas la fin des oppositions qu’il y a entre ces deux modes, non plus que tu n’en trouveras un troisième; car tout, sur la terre, est ombre ou lumière, repos ou action. Or, écoute bien toujours, Joseph ! La plaine chante en majeur et la montagne en mineur. Si tu étais resté en ton pays, tu aurais toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille, et, en y retournant, tu verras le parti qu’un esprit comme le tien peut tirer de ce mode; car l’un n’est ni plus ni moins que l’autre.

»Mais, comme tu te sentais musicien complet, tu étais tourmenté de ne pas entendre sonner le mineur à ton oreille. Vos ménétriers et vos chanteuses l’ont par acquit, parce que le chant est comme l’air qui souffle partout et transporte le germe des plantes d’un horizon à l’autre. Mais, de ce que la nature ne les a pas faits songeurs et passionnés, les gens de ton pays se servent mal du ton triste et le corrompent en y touchant. Voilà pourquoi il t’a semblé que vos cornemuses jouaient faux.

»Donc, si tu veux connaître le mineur, va le chercher dans les endroits tristes et sauvages, et sache qu’il faut quelquefois verser plus d’une larme avant de se bien servir d’un mode qui a été donné à l’homme pour se plaindre de ses peines, ou tout au moins pour soupirer ses amours. »

Joseph comprenait si bien le grand bûcheux, qu’il le pria de jouer le dernier air qu’il avait inventé, pour nous donner échantillon de ce mode gris et triste qu’il appelait le mineur.

—    Oui-da, mon garçon, dit le vieux, tu l’as donc guetté, l’air que je m’essaye d’emmancher sur des paroles depuis une huitaine ? Je pensais bien l’avoir chanté pour moi seul; mais puisque tu étais aux écoutes, le voilà tel que je compte le laisser.

Et, démanchant sa musette, il en sépara le hautbois, dont il joua très doux un air qui, sans être chagrinant, donnait à l’esprit souvenir ou attente de toutes sortes de choses, à l’idée de chacun qui l’écoutait.

Joseph ne se sentait pas d’aise pour la beauté de l’air, et Brulette, qui l’entendit sans bouger, parut s’éveiller d’un songe, quand il fut fini.

—    Et les paroles, dit Thérence, sont-elles tristes aussi, mon père ?

—    Les paroles, répondit-il, sont comme l’air, un peu embrouillantes et portant réflexion. C’est l’histoire du tintoin de trois galants autour d’une fille.

Et il chanta une chanson, aujourd’hui répandue en notre pays, mais dont on a dérangé beaucoup les paroles. La voilà telle que le grand bûcheux la disait :

Trois fendeux y avait,
Au printemps sur l’herbette;
(J’entends le rossignolet),
Trois fendeux y avait.
Parlant à la fillette.

Le plus jeune disait,
Celui qui tient la rose;
(J’entends le rossignolet),
Le plus jeune disait :
« J’aime bien, mais je n’ose ! »

Le plus vieux s’écriait,
Celui qui tient la fende;
(J’entends le rossignolet),
Le plus vieux s’écriait :
« Quand j’aime je commande ! »

Le troisième chantait,
Portant la fleur d’amande;
(J’entends le rossignolet),
Le troisième chantait :
« Moi, j’aime et je demande ! »

Mon ami ne serez,
Vous qui portez la rose;
(J’entends le rossignolet);
Mon ami ne serez :
Si vous n’osez, je n’ose.

Mon maître ne serez,
Vous qui tenez la fende;
(J’entends le rossignolet),
Mon maître ne serez :
Amour ne se commande.

Mon amant vous serez,
Vous qui portez l’amande;
(J’entends le rossignolet),
Mon amant vous serez :
On donne à qui demande.

Je goûtai beaucoup plus l’air ajusté avec les paroles, que je n’avais fait la première fois, et j’en fus si content, que je le demandai encore sur la musette; mais le grand bûcheux, qui ne tirait pas vanité de ses œuvres, dit que ça n’en valait pas la peine, et nous joua d’autres airs, tantôt sur un mode, tantôt sur l’autre, et mêmement en les employant tous deux dans un même chant, enseignant à Joseph la manière de passer, à propos, du majeur dans le mineur, et pareillement du second dans le premier.

Si bien que les étoiles jetaient leur feu depuis longtemps, et que nous ne sentions pas l’envie de nous retirer; mêmement les gens de la ville et des environs s’assemblèrent au bas du ravin pour écouter, au grand contentement de leurs oreilles. Et plusieurs disaient : « C’est un sonneur du Bourbonnais, et, qui plus est, un maître sonneur. Cela se connaît à la science, et pas un de chez nous n’y pourrait jouter. »

Tout en reprenant le chemin de l’auberge, le père Bastien continua de démontrer Joseph, et celui-ci, qui ne s’en lassait point, resta un peu en arrière de nous à l’écouter et à le questionner. Je marchais donc devant avec Thérence, qui, toujours très serviable et courageuse, m’aidait à remporter les paniers. Brulette, entre les deux couples, allait seule, rêvant à je ne sais quoi, comme elle en prenait le goût depuis quelques jours, et Thérence se retournait souvent comme pour la regarder, mais, dans le vrai, pour voir si Joseph nous suivait.

—    Regardez-le donc bien, Thérence, lui dis-je en un moment où elle en paraissait toute angoissée; car votre père l’a dit : Quand on se quitte pour un jour, c’est peut-être pour toute la vie.

—    Oui, répondit-elle; mais aussi quand on croit se quitter pour toute la vie, il peut se faire que ça ne soit que pour un jour.

—    Vous me rappelez, repris-je, qu’en vous voyant, une fois, vous envoler comme une songerie de ma tête, je pensais bien ne vous retrouver jamais.

—    Je sais ce que vous voulez dire, fit-elle. Mon père m’en a rafraîchi la souvenance, hier, en me parlant de vous : car mon père vous aime beaucoup, Tiennet, et fait de vous une estime très grande.

—    J’en suis content et honoré, Thérence; mais je ne sais guère en quoi je la mérite, car je n’ai rien de ce qui annonce un homme tant si peu différent des autres.

—    Mon père ne se trompe pas dans ses jugements, et ce qu’il pense de vous, je le crois; mais pourquoi, Tiennet, cela vous fait-il soupirer ?

—    Ai-je donc soupiré, Thérence ? C’est malgré moi.

—    Sans doute, c’est malgré vous; mais ce n’est point une raison pour me cacher vos sentiments. Vous aimez Brulette, et vous craignez…

—    J’aime beaucoup Brulette, c’est vrai; mais sans soupirs d’amour, et sans regret ni souci de ce qu’elle pense à l’heure qu’il est. Je n’ai point d’amour dans le cœur, puisque ça ne me servirait de rien.

—    Ah ! vous êtes bien heureux, Tiennet, s’écria-t-elle, de gouverner comme ça votre idée par la raison !

—    Je vaudrais mieux, Thérence, si, comme vous, je la gouvernais par le cœur. Oui, oui, je vous devine et vous connais, allez ! car je vous regarde et je trouve bien le fin mot de votre conduite. Je vois, depuis huit jours, comme vous savez vous mettre à l’écart pour la guérison de Joseph, et comme vous le soignez secrètement, sans qu’il y voie paraître le bout de vos mains. Vous le voulez heureux, et vous n’avez point menti en nous disant, à Brulette et à moi, que pourvu qu’on fît du bien à ce qu’on aime, on n’avait pas besoin d’y trouver son profit. C’est bien comme ça que vous êtes, et malgré que la jalousie vous tourne quelquefois un peu le sang, vous en revenez tout de suite, et si saintement, que c’est merveille de voir la force et la bonté que vous avez ! Convenez donc que si l’un de nous doit faire estime de l’autre, c’est moi de vous, et non pas vous de moi. Je suis un garçon assez raisonnable, voilà tout, et vous êtes une fille d’un grand cœur et d’une rude gouverne d’elle-même.

—    Merci pour le bien que vous pensez de moi, répondit Thérence; mais peut-être que je n’y ai pas tant de mérite que vous croyez, mon brave garçon. Vous voulez me voir amoureuse de Joseph; cela n’est point ! Aussi vrai que Dieu est mon juge, je n’ai jamais pensé à être sa femme, et l’attache que j’ai pour lui serait plutôt celle d’une sœur ou d’une mère.

—    Oh ! pour cela, je ne suis pas bien sûr que vous ne vous trompiez pas sur vous-même, Thérence ! votre naturel est emporté !

—    C’est pour ça, justement, que je ne me trompe point. J’aime vivement et quasiment follement mon père et mon frère. Si j’avais des enfants, je les défendrais comme une louve et les couverais comme une poule; mais ce qu’on appelle l’amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour Brulette, l’envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu’on s’ennuie seul et qu’on ne peut penser sans souffrance à ce qu’on aime… je ne le sens point et ne m’en embarrasse point l’esprit. Que Joseph nous quitte pour toujours s’il doit s’en trouver bien, j’en remercie Dieu, et ne me désolerai que s’il doit s’en trouver mal.

La manière dont Thérence pensait me donnait bien à penser aussi. Je n’y comprenais plus grand-chose, tant elle me paraissait au-dessus de tout le monde et de moi-même. Je marchai encore un bout de chemin auprès d’elle sans lui rien dire, et ne sachant guère où s’en allait mon esprit; car il me prenait pour elle des bouffées d’amitié, comme si j’allais l’embrasser d’un grand cœur et sans songer à mal. Puis, tout d’un coup, je la voyais si jeune et si belle, qu’il me venait comme de la honte et de la crainte. Quand nous fûmes arrivés à l’auberge, je lui demandai, je ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu’au juste son père lui avait dit de moi.

—    Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l’homme du plus grand bon sens qu’il eût jamais connu.

—    Autant vaut dire une bonne bête, pas vrai ? repris-je en riant, un peu mortifié.

—    Non, pas, répliqua Thérence; voilà les propres paroles de mon père : « Celui qui voit le plus clair dans les choses de ce monde est celui qui agit avec le plus de justice… » Or donc, le grand bon sens fait la grande bonté, et je ne crois point que mon père se trompe.

—    En ce cas, Thérence, m’écriai-je un peu secoué dans le fond du cœur, ayez un peu d’amitié pour moi.

—    J’en ai beaucoup, répondit-elle en me serrant la main que je lui tendais; mais cela fut dit d’un air de franc camarade qui rabattait toute fumée, et je dormis là-dessus sans plus d’imagination qu’il n’en fallait avoir.

Le lendemain, quand vint l’heure des adieux, Brulette pleura en embrassant le grand bûcheux, et lui fit promettre qu’il viendrait nous voir chez nous avec Thérence. Et puis, ces deux belles filles se firent si grandes caresses et assurances d’amitié, qu’elles ne se pouvaient quitter. Joseph présenta ses remercîments à son maître pour tout le bien et le profit qu’il en avait reçu, et quand ce fut au tour de Thérence, il essaya de lui rendre les mêmes grâces; mais elle le regarda d’un air de franchise qui le troubla, et, se serrant la main, ils ne dirent guère mieux que :

—    Au revoir, portez-vous bien.

Ne me sentant pas trop honteux, je demandai à Thérence licence de l’embrasser, pensant en donner le bon exemple à Joseph; mais il n’en profita point et monta vitement sur la voiture pour couper court aux accolades. Il était comme mécontent de lui et des autres. Brulette se plaça tout au fond de la charrette, et tant qu’elle put voir nos amis du Bourbonnais, elle les suivit des yeux, tandis que Thérence, debout sur la porte, paraissait songer plutôt que se désoler.

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