Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Il partit au galop, regarda à l’entrée de toutes ces cabioles et revint nous dire, un peu inquiet, mais le cachant de son mieux :

—    Il n’y a personne, c’est bon signe; Joseph va bien; il aura accompagné mon père au travail. Attendez-moi encore; reposez-vous dans notre cabane, qui est la première ici devant vous; j’irai voir où est notre malade.

—    Non, non, dit Brulette, nous irons avec vous !

—    Avez-vous donc peur ici ? Vous auriez tort; vous êtes sur le domaine des bûcheux, et ce ne sont pas, comme les muletiers, des suppôts du diable. Ce sont de braves gens de campagne comme ceux de chez vous, et là où règne mon père, vous n’avez rien à craindre.

—    Je n’ai pas peur de votre monde, reprit Brulette, mais bien de ce que je ne vois pas Joset. Qui sait s’il n’est point mort et enseveli ? Depuis un moment, l’idée m’en est venue, et j’en ai le sang figé.

Huriel devint pâle, comme si la même idée le gagnait; mais il n’y voulut pas donner attention :

—    Le bon Dieu ne l’aurait pas permis ! dit-il; descendez, laissez là vos montures qui ne passeraient pas dans le fourré, et venez avec moi.

Il prit une petite sente qui menait à une autre coupe; mais là encore, nous ne vîmes ni Joseph ni autre personne.

—    Vous pensez que ces bois sont déserts, nous dit Huriel, et cependant je vois, aux coupes fraîches, que les bûcheux y ont travaillé tout le matin; mais c’est l’heure où ils font un petit somme, et ils pourraient bien être couchés dans les bruyères sans que nous les vissions, à moins de marcher dessus. Mais écoutez ! voilà qui me réjouit le cœur ! c’est mon père qui cornemuse, je reconnais sa manière, et c’est signe que Joset ne va pas plus mal, car l’air n’est point triste, et je sais que mon père le serait si un malheur était arrivé.

Nous le suivîmes, et c’était véritablement une si belle musique, que Brulette, encore que pressée d’arriver, ne se pouvait tenir de s’arrêter par moments, comme charmée.

Et sans être aussi porté qu’elle à comprendre une pareille chose, je me sentais secoué aussi dans mes cinq sens de nature. À mesure que j’avançais, je croyais voir autrement, entendre autrement, respirer et marcher d’une manière qui m’était nouvelle. Les arbres me paraissaient plus beaux, aussi la terre et le ciel, et j’avais plein le cœur un contentement dont je n’aurais su dire la cause.

Et voilà qu’enfin, sur des roches, au long desquelles marmonnait un gentil ruisselet tout rempli de fleurs, nous vîmes Joset debout, d’un air triste, auprès d’un homme assis qui cornemusait pour le plaisir de ce pauvre malade. Le chien Parpluche était à côté d’eux et paraissait écouter aussi, comme eût fait une personne douée de connaissance.

Comme on ne faisait pas encore attention à nous, Brulette nous retint d’avancer, voulant bien regarder Joseph et prendre connaissance de son état par son air, avant de lui parler.

Joseph était blanc comme un linge et sec comme un bois mort, à quoi nous connûmes bien que le muletier ne nous avait point menti; mais ce qui nous reconsola un peu fut de voir qu’il avait grandi quasiment de toute la tête, ce que les gens qui le voyaient tous les jours pouvaient bien n’avoir pas remarqué, et nous expliquait, à nous autres, sa maladie par la fatigue de son croît. Et malgré qu’il avait les joues creusées et la bouche pâle, il était devenu tout à fait joli homme, ayant, malgré sa langueur, les yeux clairs et même vifs comme de l’eau courante, des cheveux fins, qui se séparaient, sur sa figure blême, en manière de bon Jésus, et toute une semblance d’ange du ciel, qui le différenciait d’un paysan autant qu’une fleur d’amandier se différencie d’une amande dans sa carcotte.

Mêmement ses mains étaient blanches comme celles d’une femme, pour ce que, depuis un temps, il n’avait point travaillé, et l’habillement bourbonnais, qu’il avait pris coutume de porter, le faisait ressortir plus dégagé et mieux construit, qu’autrefois ses blaudes de toile de chanvre et ses gros sabots.

Mais quand nous eûmes donné notre première attention à notre ami Joseph, force nous fut de regarder aussi le père d’Huriel, un homme comme j’en ai peu vu de pareils, croyez-moi, et qui, sans avoir étudié, avait une grande connaissance et un esprit qui n’eût point gâté un plus riche et mieux connu. Il était grand et fort homme, de belle prestance comme Huriel, mais plus gros et large d’épaules; sa tête était pesante et emmanchée de court comme celle d’un taureau. Sa figure n’était point jolie du tout, pour ce qu’il avait le nez plat, la bouche épaisse et les yeux ronds; mais ça n’en faisait pas moins une mine qu’on aimait à regarder, et qui, tant plus on la regardait, tant plus vous saisissait par un air de force, de commandement et de bonté. Ses gros yeux noirs brillaient comme deux éclairs dans sa tête, et sa grande bouche, quand elle riait, vous aurait fait revenir de la plus mauvaise mort.

Il avait, en ce moment-là, la tête couverte d’un mouchoir bleu, noué par derrière, et ne portait guère autre vêtement que son haut de chausse et sa chemise, avec un grand tablier de cuir, dont ses mains, usées au travail, ne différaient point pour la couleur et la dureté. Mêmement ses doigts écrasés ou entaillés par maints accidents où ils ne s’étaient point épargnés, semblaient des racines de buis toutes contournées de gros nœuds, et l’on eût dit qu’ils ne pouvaient plus faire service que de marteaux à casser la pierre. Et nonobstant, il les menait aussi subtilement sur le hautbois de sa musette que si ce fussent légers fuseaux ou menues pattes d’oisillons.

À côté de lui étaient couchées les carcasses de grands chênes fraîchement abattus et dépecés, emmi lesquels on voyait les instruments de son travail, sa cognée brillante comme un rasoir, son sciton pliant comme un jonc, et sa bouteille de terre, dont le vin entretenait ses forces.

À un moment, Joset, qui l’écoutait sans souffler, tant il y trouvait d’aise et de soulagement, vit son chien Parpluche venir vers nous pour nous caresser; il leva les yeux et nous vit arrêtés à dix pas de lui. De blême, il devint rouge comme le feu, mais ne bougea, car il crut d’abord que c’était la vision des personnes auxquelles la musique le faisait songer.

Brulette courut vers lui, les bras étendus : alors il fit entendre un cri et tomba, comme suffoqué, sur ses deux genoux, ce qui me fit grand-peur, car je n’avais point idée d’une amour si étrange, et je pensais que le saisissement lui donnait le coup de la mort.

Mais il en revint au plus vite, et se mit à remercier Brulette, et moi, ainsi qu’Huriel, dans des mots si amitieux et qui lui venaient si aisément, qu’on pouvait bien dire que ce n’était plus le même Joset qui, si longtemps, avait répondu Je ne sais pas, à toute chose qu’on lui pût dire.

Le père Bastien, ou plutôt le grand bûcheux, car on l’appelait toujours comme ça dans son pays, posa sa musette et, du temps que Brulette et Joset se parlaient, secoua ma main comme s’il m’eût connu de naissance.

—    Voilà ton ami Tiennet ? dit-il à son garçon. Eh bien, sa figure me revient et sa corporence aussi; car je gage que j’aurais peine à le tourer, et j’ai toujours vu que les hommes les plus forts étaient les plus doux. Je l’ai vu dans toi, mon Huriel, et dans moi-même qui me suis toujours senti en bonne disposition d’aimer mon prochain plutôt que de l’écraser. Or donc, Tiennet, sois le bienvenu dans nos forêts sauvages : tu n’y trouveras point du beau pain de pur froment et des salades de toutes sortes comme dans ton jardin; mais nous tâcherons de te régaler de bonne causerie et de franche amitié. Je vois que tu as accompagné la belle fille de Nohant, qui est comme la sœur et la petite mère à notre Joset. C’est bien fait à vous, car le courage lui manquait pour guérir; mais, à présent, je n’en serai plus en peine, et ce médecin-là me paraît bon.

Il disait ainsi, en regardant Joset, qui s’était assis sur ses talons aux pieds de Brulette et lui tenait la main en l’examinant de tous ses yeux, et la questionnant sur sa mère, sur le père Brulet, sur les voisins, les voisines et toute la paroissée.

Brulette, voyant que le grand bûcheux parlait d’elle, vint à lui, et lui fit excuse de ne l’avoir point salué en premier; mais lui, sans plus de façon, la prit par le corps et l’éleva sur la roche comme pour la voir d’entier, ainsi qu’une bonne sainte ou toute autre chose précieuse; et, la reposant à terre, il l’embrassa au front, disant à Joset qui rougissait autant que Brulette :

—    Tu me disais bien ! c’est joli de tout en tout, et voilà, je pense, une pièce sans tache ni défaut. L’âme et le corps sont de la meilleure qualité qu’il y ait : ça se voit à travers les yeux. Et dis-moi donc, Huriel, je ne peux pas savoir, moi qui suis aveuglé sur mes enfants, si elle est plus jolie que ta sœur; mais il me semble qu’elle ne l’est pas moins, et que si elles étaient à moi toutes les deux, je ne saurais de laquelle me dire le plus fier. Voyons, Brulette, n’ayez point honte d’être belle, et n’en soyez pas vaine non plus. L’ouvrier qui façonne si bien les créatures de ce monde ne vous a pas consultée, et vous n’êtes pour rien dans son ouvrage; mais ce qu’il fait pour nous, on peut le gâter par folie ou sottise, et je vois, à votre air, que, loin de là, vous respectez ses dons en vous-même. Oui, oui, vous êtes une belle jeunesse, saine de cœur et droite d’esprit; je vous connais assez, puisque vous voilà ici, venant réconforter ce pauvre enfant qui vous appelait comme la terre appelle la pluie. Bien d’autres n’eussent pas fait comme vous, et, pour cela, je vous estime. Aussi, je vous demande vos amitiés pour moi, qui vous serai ici un père, et pour mes deux enfants, qui vous seront frère et sœur.

Brulette, qui avait eu gros sur le cœur le mauvais emportement envers elle des muletiers dans le bois de la Roche, fut si sensible à l’estime et aux compliments du grand bûcheux, qu’elle en eut des larmes prêtes à couler, et que, se jetant à son cou, elle ne sut lui répondre qu’en le baisant comme si ce fût son propre père.

—    Voilà la meilleure réponse, dit-il, et j’en suis content. Or çà, mes enfants, l’heure du repos est passée pour moi, et je dois reprendre ma tâche. Si vous avez faim, voilà mon bissac et mes petites provisions. Huriel s’en ira tout à l’heure avertir sa sœur pour qu’elle vienne vous faire compagnie; et vous autres, mes Berrichons, vous deviserez avec Joseph, car vous en avez long à lui dire, j’imagine; mais vous ne vous écarterez point, sans lui, de mon han et du bruit de ma cognée, car vous ne connaissez point la forêt et pourriez vous y égarer.

Là-dessus, il se mit à débiter ses arbres, après avoir pendu sa musette à un de ceux qui étaient encore debout. Huriel mangea un morceau avec nous, et questionné sur sa sœur par Brulette :

—    Ma sœur Thérence, nous dit-il, est une bonne et gentille enfant d’environ votre âge. Je ne dirai pas, comme mon père, qu’elle peut soutenir la comparaison avec vous, mais, telle qu’elle est, elle se laisse regarder, et son humeur n’est pas des plus sottes. Elle a coutume de suivre mon père dans toutes ses stations, afin qu’il n’y manque de rien, car la vie d’un bûcheux, comme celle d’un muletier, est bien dure et bien triste quand il n’a pas de compagnie pour son cœur.

—    Et où donc est-elle en ce moment-ci ? demanda Brulette : ne pourrions-nous l’aller trouver ?

—    Elle est je ne sais pas où, répondit Huriel, et je m’étonne qu’elle ne nous ait point entendus venir, car elle n’a pas coutume de s’éloigner des loges. L’as-tu vue aujourd’hui, Joseph ?

—    Oui, dit-il, mais pas depuis le matin. Elle était un peu abattue et se plaignait du mal de tête.

—    Elle n’est pourtant pas sujette à se plaindre de quelque chose ! reprit Huriel. Or donc, excusez-moi, Brulette; je m’en vas vous la chercher au plus vite.

George Sand

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