Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Je fis ce qui m’était commandé, laissant, à contrecœur, Brulette seule avec le muletier, dans un endroit de la place déjà bien embruni par la nuit tombante. Quand je revins, portant la musette pliée et démontée sous ma blouse, je les retrouvai au même coin, devisant avec beaucoup d’action, et Brulette me dit :

—    Tiennet, je te prends à témoin que je ne suis point consentante à donner à cet homme-là le gage qu’il a pendu à son oreille. Il prétend ne me le point rendre, parce que, de fait, c’est propriété pour Joset; mais il dit que Joset ne le lui reprendra pas, et encore que ce soit une petite chose qui n’a pas la conséquence de dix sous vaillant, il ne me plaît pas d’en faire don à un étranger. Je n’avais pas plus de douze ans quand je l’ai baillé à Joset, et il faudrait être fin pour y entendre malice; mais puisqu’on veut qu’il y en ait, ce m’est une raison de plus pour le refuser à un autre.

Il me sembla que Brulette se donnait trop de mal pour enseigner au muletier qu’elle n’était point l’amoureuse de Joset, et que, pour sa part, le muletier était content de lui trouver le cœur libre d’engagements. En tout cas, il ne se gêna guère pour continuer à la courtiser devant moi.

—    Mignonne, lui dit-il, vous avez tort de vous défier. Je ne veux faire montre de vos dons à personne, encore qu’il y eût de quoi être glorieux s’ils étaient miens; mais je reconnais ici, devant Tiennet, que vous ne m’encouragez point à vous aimer. Dire que cela m’en empêchera, je n’en réponds pas; mais, à tout le moins, vous êtes forcée de souffrir que je me souvienne de vous, et que j’estime ce gage de dix sous vaillant à mon oreille, plus qu’aucune autre chose que j’aie jamais convoitée. Joseph est mon ami, et je sais qu’il vous aime; mais l’amitié de ce garçon-là est si tranquille, qu’il ne songera pas seulement à me redemander son gage. Or donc, si nous nous revoyons dans un an, ou dans dix, vous le retrouverez là, à moins que l’oreille n’y soit plus.

Et disant ainsi, il prit et embrassa la main de Brulette, et se mit en devoir de rajuster et d’enfler la cornemuse.

—    Que faites-vous là ? lui dit-elle. Quant à moi, je vous l’ai dit, puisque Joset quitte sa mère et ses amis pour longtemps, j’ai de la peine et ne veux plus me divertir; et tant qu’à vous, vous vous mettez en danger d’une bataille, si d’autres cornemuseux du pays viennent à passer.

—    Bah ! bah ! répondit Huriel, c’est ce qu’on verra; ne vous inquiétez pas de moi; et quant à vous, Brulette, vous danserez, ou je croirai que vous êtes amoureuse d’un ingrat qui vous quitte.

Soit que Brulette eût trop de fierté pour laisser prendre cette idée-là, soit que le diable de la danse fut plus fort qu’elle, sitôt que la musette, dressée et enflée, commença de sonner, elle n’y put tenir et se laissa emmener par moi à la bourrée.

Vous ne sauriez croire, mes amis, quels cris de contentement et d’émerveillance il y eut sur la place, au bruit tonnant de cette musette bourbonnaise et au retour du muletier, que l’on croyait déjà parti. On ne dansait plus que d’un pied et on allait finir, quand il reparut sur la pierre des ménétriers. Aussitôt ce devint comme une rage, on ne s’y mit plus à quatre ni à huit, mais bien à seize ou à trente-deux, se tenant par les mains, sautant, criant et riant, que le bon Dieu n’aurait pu y placer un mot.

Et bientôt après, les vieux, les jeunes, les petits enfants qui ne savaient pas encore mener leurs jambes, comme les grands-pères qui ne tenaient quasi plus sur les leurs, les vieilles qui se trémoussaient à l’ancienne mode, les gars maladroits qui n’avaient jamais pu mordre à la mesure, tout se mit en branle, et, pour un peu, la cloche de la paroisse s’y serait mise aussi d’elle-même. Jugez donc une musique, la plus belle qu’on eût ouïe au pays, et qui ne coûtait rien ! même elle paraissait aidée du diable, puisque le cornemuseux ne demandait jamais grâce, et faisait éreinter tout le monde sans se lasser :

—    J’en veux avoir le dernier ! s’écriait-il, à chaque fois qu’on lui conseillait de se reposer; je prétends que la paroisse entière y crève et que nous soyons encore tous ici au lever du soleil, moi debout et vaillant, vous autres me demandant merci ! — Et lui de cornemuser, et nous tous de trépigner comme des fous.

La mère Biaude, voyant qu’il y avait là de l’ouvrage et du profit, avait fait apporter des bancs, des tables, du boire et du manger, et comme, de ce dernier article, elle n’était pas assez fournie pour tant de ventres creusés par la danse, un chacun se mit en devoir de livrer aux amis et parents qu’il avait là tout ce que son logis contenait de victuailles pour la semaine. Qui apportait un fromage, qui un sac de noix, qui un quartier de chèvre, ou un cochon de lait, lesquels furent rôtis ou grillés à la cantine vitement dressée. C’était comme une noce où les voisins se seraient invités les uns les autres. Les enfants ne se couchèrent point, on n’eut pas le temps d’y songer, et ils dormirent en tas de moutons sur le bois de travail toujours emmagasiné sur le commun, au bruit enragé de la danse et de la musette qui ne s’arrêtait que le temps d’entonner au cornemuseux une chopine du meilleur vin.

Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard et cornemusait en manière admirable. Enfin, l’appétit venant aux plus solides, Huriel fut forcé de finir, faute de danseurs à contenter; et, ayant gagné sa gageure de nous enterrer tous, il consentit à souper. Chacun l’invitait et se disputait l’honneur et le plaisir de le régaler; mais voyant que Brulette venait à ma table, il accepta mon offre et s’assit à côté d’elle, tout bouillant d’esprit et de belle humeur. Il y mangea vite et bien; mais, au lieu d’être appesanti par la digestion, il fut le premier à lever son verre pour chanter, et malgré qu’il eût bouffé six heures durant comme un orage, il avait la voix aussi fraîche et aussi juste que si de rien n’était. On essaya de lui tenir tête, mais les plus renommés chanteurs y renoncèrent bientôt pour le plaisir de l’écouter, car rien ne valait auprès de ses chansons, tant pour les airs que pour les paroles, et on avait même grand-peine à lui donner le refrain; car il n’y avait rien dans son sac qui ne fût tout neuf pour nos oreilles et d’une qualité qui dépassait tout notre savoir.

On quitta toutes les tables pour l’entendre, et, au moment que le jour levant commença de percer à travers la feuillée, il y avait autour de nous une foule plus charmée et plus attentionnée qu’au plus beau prêche.

Alors il se leva, monta sur son banc et présenta son verre vide au premier rayon du soleil qui passait au-dessus de sa tête, en disant, d’un air qui nous fit trembler tous, sans qu’on sût ni pourquoi ni comment :

—    Amis, voilà le flambeau du bon Dieu ! Éteignez vos petites chandelles, et saluez ce qu’il y a de plus clair et de plus beau dans le monde !

—    Et à présent, dit-il en se rasseyant et en posant son verre retourné sur la table, assez causé, assez chanté pour une nuit. Que faites-vous là, sacristain ? Allez sonner l’Angélus, et qu’on voie ceux qui se signeront chrétiennement ! à cela on connaîtra celui qui s’est diverti honnêtement, de celui qui s’est abruti comme un sot. Après que nous aurons tous rendu gloire à Dieu, je vous quitterai, mes enfants, vous remerciant de m’avoir fait si bonne fête et marqué tant de fiance. Je vous devais une petite réparation pour un dommage que j’ai causé, sans le vouloir, à quelques-uns d’entre vous, il n’y a pas longtemps. Devinez si vous pouvez; moi, je ne suis pas ici à confesse; mais je pense avoir fait de mon mieux pour vous divertir, et le plaisir valant mieux que le profit, selon moi, je me crois quitte envers tous.

Et comme on voulait le faire expliquer :

—    Silence, cria-t-il, voilà l’Angélus qui cloche !

Et il se mit à genoux, ce qui entraîna tout le monde à en faire autant, et même avec un recueillement singulier, car cet homme-là semblait avoir puissance sur les esprits.

Quand on eut fini la prière, on le chercha; il avait disparu, et si bien, qu’il y eût des gens qui se frottèrent les yeux, pensant qu’ils avaient rêvé cette nuit de liesse et de folie.

George Sand

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