Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Là-dessus, Huriel alla rejoindre Joseph, et moi mon lit, en dépit de la critique du muletier; car si j’avais, jusque-là, caché par amour-propre et oublié par curiosité le mal que je me sentais dans les os, je n’en étais pas moins vanné des pieds à la tête. Il paraît que maître Huriel reprit sa marche bien allègrement sans se ressentir de rien; pour moi, je fus forcé de rester couché environ une semaine, car je crachais le sang et je me sentais l’estomac tout décroché. Joseph me vint visiter et s’étonna de me voir ainsi; mais, par mauvaise honte, je ne lui voulus point raconter mon aventure, voyant que maître Huriel, en lui parlant de moi, ne lui avait pas mentionné de quelle manière nous nous étions expliqués.

Il y eut grand étonnement au pays pour le dommage des blés de l’Aulnières, et la piste des mulets sur nos chemins fut une chose imaginante.

En remettant à mon beau-frère l’argent que j’avais si durement gagné pour lui, je lui racontai le tout, mais sous le secret; et comme c’était un bon gars bien prudent, il n’en fut rien ébruité.

Cependant Joseph avait caché sa musette au logis de Brulette, et n’en pouvait faire usage, pour ce que, d’une part, la rentrée des foins ne lui en laissa pas le temps, et que, de l’autre, Brulette craignant la malice de Carnat, fit de son mieux pour qu’il renonçât à son idée.

Joseph feignit de se soumettre; mais il nous parut bientôt qu’il manigançait un nouveau plan, et qu’il songeait de se louer dans une autre paroisse où il espérait d’avoir ses coudées franches.

Aux approches de la Saint-Jean d’été, il ne s’en cacha plus et avertit son maître de se procurer un autre laboureur; mais il ne fut jamais possible de lui faire dire où il voulait aller; et, comme il avait coutume de dire : Je ne sais pas, à tout ce qu’il voulait taire, nous crûmes que véritablement il s’en allait à la loue comme les autres, sans avoir rien d’arrêté dans son vouloir.

Comme la foire aux chrétiens est grand-fête à la ville, Brulette y alla pour danser, et moi aussi. Nous pensions y trouver Joseph et savoir, à la fin de la journée, pour quel maître et pour quel endroit il se serait décidé; mais il ne parut ni au matin ni au soir sur la place. Personne ne le vit dans la ville. Il avait laissé sa musette, mais emporté, la veille, ceux de ses effets qu’il déposait d’ordinaire au logis du père Brulet.

Comme nous revenions le soir, Brulette et moi, avec tout son cortége d’amoureux et d’autres jeunesses de notre paroisse, elle me prit le bras, et, marchant avec moi sur le bas-côté herbu de la route, à part des autres, elle me dit :

—    Sais-tu, Tiennet, que me voilà en peine de notre Joset ? Sa mère, que j’ai vue tantôt à la ville, est en grand chagrin et ne se peut imaginer où il aura passé. Il y a longtemps déjà qu’il lui a donné à entendre l’intention qu’il avait de s’en aller un peu plus loin; mais de savoir où, il n’y a pas eu moyen, et aujourd’hui cette pauvre femme se désole.

—    Et vous, Brulette, lui dis-je, m’est avis que vous n’êtes point du tout gaie, et que vous n’avez point dansé du même cœur qu’aux autres fêtes ?

—    J’en conviens, répondit-elle. J’ai de l’amitié pour ce pauvre gars lunatique. D’abord, c’est par devoir, à cause de sa mère; et puis, par accoutumance; et enfin, c’est pour estime de son flûtage.

—    Est-il possible que le flûtage te fasse tant d’effet ?

—    L’effet n’en a rien de blâmable, cousin. Qu’est-ce que tu y trouves à reprendre ?

—    Rien; mais…

—    Allons, explique-toi donc, fit-elle en riant, car il y a longtemps que tu me chantes je ne sais quelle antienne là-dessus, et je voudrais pouvoir te dire amen pour qu’il n’en soit plus question.

—    Eh bien, Brulette, lui dis-je, ne parlons plus de Joseph et parlons de nous deux : ne veux-tu point comprendre que j’ai un grand amour pour toi, et ne me veux-tu point dire si tu y répondras un jour ou l’autre ?

—    Oh ! oh ! parles-tu bien sérieusement, cette fois ?

—    Cette fois comme les autres. Ça a toujours été très sérieux de ma part, mêmement quand la honte me faisait tourner la chose en badinage.

—    Alors, dit Brulette en doublant le pas avec moi, pour n’être point écoutée de ceux qui nous suivaient, dis-moi comment et pourquoi tu m’aimes : je te répondrai après.

Je vis qu’elle voulait des louanges et de jolies paroles, et je n’étais pas des plus adroits à ce jeu-là. J’y fis de mon mieux et lui dis que depuis que j’étais venu au monde, je n’avais eu qu’elle dans mon idée, comme étant la plus aimable et la plus belle des filles; mêmement qu’à l’âge où elle n’avait que douze ans, elle m’avait déjà ensorcelé.

Je ne lui apprenais rien de nouveau, et elle confessa s’en être très bien aperçue au catéchisme. Mais, me raillant :

—    Explique-moi donc, me dit-elle, pourquoi tu n’en es point mort de chagrin, puisque je te rembarrais si bien ? et comment tu as fait pour devenir un gars si fort et si bien portant, encore que l’amour te fît, comme tu prétends, sécher sur pied ?

—    Ce n’est point là s’expliquer sérieusement comme tu me le promettais, lui répondis-je.

—    Si fait, répliqua-t-elle, c’est sérieux, car je n’aurai jamais de préférence que pour celui qui pourra me jurer de n’avoir regardé, aimé convoité que moi dans toute sa vie.

—    Oh ça, c’est bien, Brulette ! m’écriai-je, et, en ce cas, je ne crains personne, sans exception de ton Joset, qui, j’en conviens, n’a jamais regardé aucune fille, mais dont les yeux ne voient rien, pas même toi, puisqu’il te quitte.

—    Laissons Joset, c’est convenu, reprit Brulette un peu vivement, et, puisque tu te vantes de voir si clair, confesse que, malgré ton goût pour moi, tu as reluqué déjà plus d’une fille. Çà, ne mens pas, je hais le mensonge. Qu’est-ce que tu contais si joyeusement, l’an passé, à la Sylvaine ? Et, il n’y a pas plus d’un mois ou deux, à la grand-Bonnine, que tu fis danser, sous mon nez, deux dimanches de suite ? Crois-tu que je sois aveugle, et que l’on m’en donne à garder ?

Je fus un peu mortifié d’abord, et puis, encouragé par l’idée qu’il y avait un brin de jalousie chez Brulette, je lui répondis bien franchement :

—    Ce que je contais à ces filles-là, ma cousine, n’est pas assez joli pour que je le répète à une personne que je respecte. Un garçon peut faire des sottises pour se désennuyer, et le regret qu’il en a ensuite prouve d’autant mieux que son cœur et son esprit n’étaient point de la partie.

Brulette devint rouge; mais elle reprit aussitôt :

—    Alors, Tiennet, tu me peux jurer que mon humeur et ma figure n’ont jamais été rabaissées dans ton estime par la figure et la gentillesse d’aucune autre fille, et cela, depuis que tu es au monde ?

—    J’en ferais serment, lui dis-je.

—    Fais-le donc : mais donne ton attention et ta religion à ce que tu vas dire. Jure-moi par ton père et ta mère, par le bon Dieu et par ta conscience, qu’aucune ne t’a jamais semblé aussi belle que moi.

J’allais jurer, quand, je ne sais comment, un souvenir me fit trembler la langue. Je fus bien simple, peut-être, d’y faire attention, car ça n’en eût pas valu la peine pour un esprit plus dégourdi que le mien; mais il ne me fut point possible de mentir, au moment où l’image me revint si claire devant les yeux. Et pourtant, je l’avais oubliée jusqu’à cette heure, et je n’y eusse peut-être jamais repensé, sans les questions et commandements de Brulette.

—    Tu n’y vas point vite, dit-elle; mais j’aime mieux ça : je t’estimerai pour une vérité et te mépriserais pour un mensonge.

—    Eh bien ! Brulette, répondis-je, puisque tu veux que je sois juste, sois-le aussi. Dans toute ma vie, j’ai vu deux filles, deux enfants, l’on peut dire, à l’une desquelles j’aurais barguigné à donner la préférence, si l’on m’eût dit dans ce temps-là, où je n’étais qu’un enfant moi-même : « Voilà les deux mignonnes qui t’écouteront dans la suite des temps; choisis celle que tu voudrais avoir pour femme. » J’aurais sans doute dit : « C’est ma cousine, » parce que je te connaissais aimable, et que, de l’autre, je ne savais rien de rien, l’ayant vue en tout dix minutes. Et cependant, par réflexion, il est possible que j’eusse senti quelque regret, non parce qu’elle était plus parfaite que toi en beauté, je ne crois point la chose possible; mais parce qu’elle me donna un baiser gros et bon sur chaque joue, lequel je n’avais et n’ai encore jamais reçu de toi. D’où j’aurais pu conclure qu’elle était fille à donner un jour son cœur bien franchement, tandis que la discrétion du tien me tenait dès lors, et m’a toujours tenu depuis, en peine et en crainte.

—    Où donc est cette fille à présent ? demanda Brulette, qui me parut saisie de ce que je disais; et comment est-ce qu’on la nomme ?

Elle fut bien étonnée d’apprendre que je ne savais ni son nom ni son pays, et que dans ma souvenance, je ne la pouvais désigner qu’en l’appelant la fille des bois. Je lui racontai simplement la petite aventure de la charrette embourbée, et elle en prit occasion de me faire plus de questions que je n’en pouvais contenter; car il y avait déjà de la confusion dans mes remembrances, et je ne faisais point tant d’état d’une si chétive affaire que Brulette en voulait supposer. Sa tête travaillait pour comprendre chaque mot qu’elle m’arrachait, et on eût dit qu’elle se questionnait elle-même, avec un peu de dépit, pour savoir si elle était assez jolie pour avoir tant d’exigences, et si le moyen de plaire aux garçons était la franchise ou le déguisement.

Peut-être qu’elle fut tentée un petit moment de me faire oublier, par des coquetteries, cette petite revenante que j’avais dans la tête, et qui, plus que de raison, lui portait ombrage; mais après deux ou trois mots de badinage, elle répondit à mes reproches :

—    Non, Tiennet, je ne te ferai pas un tort d’avoir eu des yeux pour une jolie fille, quand la chose est innocente et naturelle comme tu me la racontes; mais cette bêtise-là, dont nous venons d’amuser nos esprits, a tourné le mien, je ne sais comment, à des réflexions sérieuses sur toi et sur moi. Je suis coquette, mon bon cousin; je sens cette fièvre-là jusque dans la racine de mes cheveux; je ne sais point si j’en guérirai; mais, telle que me voilà, je ne songe à l’amour et au mariage que comme à la fin de toute aise et de toute fête. J’ai dix-huit ans, et c’est déjà l’âge de réfléchir : eh bien, la réflexion ne me vient encore que comme un coup de poing dans l’estomac; tandis que toi, dès l’âge de quinze ou seize ans, tu t’es déjà questionné sur la manière d’être heureux en ménage. Et là-dessus, ton cœur simple t’a fait une réponse juste : c’est qu’il te fallait une bonne amie simple et juste comme toi-même, et sans malice, fierté ni folie. Or je te tromperais vilainement si je te disais que je suis ton fait. Que ce soit caprice ou défiance, je ne me sens portée pour aucun de ceux que je peux choisir, et je ne voudrais pas répondre de changer bientôt. Plus je vas, plus ma liberté et ma gaieté me plaisent. Sois donc mon ami, mon camarade et mon parent; je t’aimerai comme j’aime Joseph, et mieux encore si tu es plus fidèle à mon amitié; mais ne songe plus à m’épouser. Je sais que tes parents y seraient contraires, et moi-même je le serais malgré moi, et avec le regret de te mécontenter. Voyons, voilà qu’on nous observe et qu’on court après nous pour déranger le discours trop long que nous faisons ensemble. Veux-tu ne me point bouder, prendre ton parti, et me rester frère ? Si tu dis oui, nous ferons la jaunée de Saint-Jean en arrivant au bourg, et nous ouvrirons gaiement la danse tous les deux.

—    Allons, Brulette ! lui dis-je en soupirant, c’est comme tu voudras; je ferai mon possible pour ne plus t’aimer que comme tu me le commandes, et, dans tous les cas, je te resterai bon parent et bon ami, comme c’est mon devoir.

Elle me prit la main, et s’amusant à faire galoper ses amoureux, elle courut avec moi jusque sur la place du bourg, où déjà les vieux de l’endroit avaient dressé les fagots et la paille de la jaunée. Brulette fut requise, comme étant arrivée la première, d’y mettre le feu, et bientôt la flamme s’éleva jusqu’au-dessus du porche de l’église.

Mais nous n’avions point de musique pour danser, lorsque le garçon à Carnat, qui s’appelait François, arriva avec sa musette et ne se fit point prier pour nous venir en aide, car lui aussi en tenait sa bonne part pour Brulette, comme les autres.

On se mit donc à baller bien joyeusement; mais, au bout de peu de minutes, chacun s’écria que cette musique coupait les jambes. François Carnat y était encore trop novice, et il avait beau faire de son mieux, on ne pouvait pas se mettre en train. Il s’en laissa plaisanter, et continua, bien content d’avoir occasion de s’exercer, car c’était, je le crois, la première fois qu’il faisait danser le monde.

Ça ne faisait l’affaire de personne, et quand on vit que cette danse, au lieu d’adoucir les jambes déjà lasses, ne faisait que les achever, on parla de se dire bonsoir, ou d’aller finir la journée entre hommes au cabaret. Brulette et les autres fillettes se récrièrent, nous traitant de beuveraches et de malplaisants garçons; et cela fit un débat, au milieu duquel un grand beau sujet se montra tout d’un coup, avant qu’on eût pu voir d’où il sortait.

—    Oui-da, enfants ! cria-t-il d’une voix si forte qu’elle couvrit tout notre vacarme et se fit écouter d’un chacun : vous voulez danser encore ? qu’à cela ne tienne ! Voilà un cornemuseux de rencontre qui vous en baillera tant que vous en voudrez, et qui, mêmement, ne vous prendra rien pour sa peine. Donnez-moi ça, dit-il à François Carnat, et m’écoutez : ça vous pourra servir, car, encore que je ne fasse point mon état de musiquer, j’en sais un peu plus long que vous.

Et, sans attendre le consentement de François, il enfla sa musette et se mit à en jouer, aux cris de joie des filles et au grand remercîment des garçons.

J’avais, dès les premiers mots, reconnu la voix et l’accent bourbonnais du muletier; mais je ne pouvais en croire mes yeux, tant je le voyais changé à son profit.

George Sand

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