Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Enfin, le jour de la première communion arriva, et, en revenant de la messe, j’avais fait si ferme propos de ne me point laisser aller à mes vacarmes, que je suivis Brulette chez son grand-père, comme le plus raisonnable exemple qui me pût retenir.

Tandis qu’elle allait, par commandement de la Mariton, tirer le lait de sa chèvre, nous étions restés, Joseph et moi, dans la chambre où mon vieux oncle causait avec sa voisine.

Nous étions occupés à regarder les images de dévotion que le curé nous avait données en souvenir du sacrement, ou, pour mieux dire, je les regardais seul, car Joseph songeait d’autre chose, et les maniait sans les voir. Or, on ne faisait plus attention à nous, et la Mariton disait à son vieux voisin, à propos de notre première communion :

—    Voilà une grande affaire gagnée, et, à cette heure, je pourrai louer mon gars. C’est ce qui me décide à faire ce que je vous ai dit.

Et comme mon oncle secouait la tête tristement, elle reprit :

—    Écoutez une chose, voisin. Mon Joset n’a point d’esprit. Oh ça, tant pis, je le sais bien; il tient de défunt son pauvre cher homme de père, qui n’avait pas deux idées par chaque semaine, et qui n’en a pas moins été un homme de bien et de conduite. Mais c’est tout de même une infirmité que d’avoir si peu de suite dans le raisonnement, et quand, par malheur avec ça, on tombe dans le mariage avec une tête folle, tout va au plus mal en peu de temps. C’est pourquoi je m’avise, à mesure que mon garçon grandit par les jambes, que ce n’est point sa cervelle qui le nourrira, et que, si je lui laissais quelques écus, je mourrais plus tranquille. Vous savez le bien que fait une petite épargne. Dans nos pauvres ménages, ça sauve tout. Je n’ai jamais pu rien mettre de côté, et il faut croire que je ne suis plus assez jeune pour plaire, puisque je ne trouve point à me remarier. Eh bien, s’il en est ainsi, la volonté de Dieu se fasse ! Je suis toujours assez jeune pour travailler, et puisque m’y voilà, apprenez, mon voisin, que l’aubergiste de Saint-Chartier cherche une servante; il paye un bon gage, trente écus par an ! et il y a les profits, qui montent environ à la moitié. Avec ça, forte et réveillée comme je me sens d’être, en dix années, j’aurai fait fortune, je me serai donné de l’aise pour mes vieux jours, et j’en pourrai laisser à mon pauvre enfant. Qu’est-ce que vous en dites ?

Le père Brulet pensa un peu et répondit :

—    Vous avez tort, ma voisine; vrai, vous avez tort !

La Mariton songea aussi un peu, et, comprenant bien l’idée du vieux :

—    Sans doute, sans doute, dit-elle. Une femme, dans une auberge de campagne, est exposée au blâme; et quand même elle se comporte sagement, on n’y croit point. Pas vrai, voilà ce que vous dites ? Eh bien, que voulez-vous ? Ça m’ôtera tout à fait la chance de me remarier; mais ce qu’on souffre pour ses enfants, on ne le regrette point, et mêmement on se réjouit quasiment des peines.

—    C’est qu’il y a pis que des peines, dit mon oncle, il y a des hontes, et ça retombe sur les enfants.

La Mariton soupira :

—    Oui, dit-elle, on est journellement exposée à des affronts dans ces maisons-là; il faut toujours se garer, se défendre… Si on se fâche trop et que ça repousse la pratique, les maîtres ne sont point contents.

—    Mêmement, dit le vieux, il y en a qui cherchent des femmes de bonne mine et de belle humeur comme vous pour achalander leur cave, et il ne faut quelquefois qu’une servante bien hardie pour qu’un aubergiste fasse de meilleures affaires que son voisin.

—    Savoir ! reprit la voisine. On peut être gaie, accorte et preste à servir le monde, sans se laisser offenser…

—    On est toujours offensée en mauvaises paroles, dit le père Brulet, et ça doit coûter gros à une honnête femme de s’habituer à ces manières-là. Songez donc comme votre fils en sera mortifié, quand, par rencontre, il entendra sur quel ton les rouliers et les colporteurs plaisanteront avec sa mère !

—    Par bonheur qu’il est si simple !… répondit la Mariton en regardant Joseph.

Je le regardai aussi, et m’étonnai qu’il n’entendît rien du discours que sa mère ne tenait point à voix si basse que je n’eusse ramassé le tout; et j’en augurai qu’il écoutait gros, comme nous disions dans ce temps-là, pour signifier une personne dure de ses oreilles.

Il se leva bientôt et s’en fut joindre Brulette en sa petite bergerie, qui n’était qu’un pauvre hangar en planches rembourrées de paille, où elle tenait un lot d’une douzaine de bêtes.

Il s’y jeta sur les bourrées, et comme je l’avais suivi, par crainte d’être jugé curieux si je restais sans lui à la maison, je vis qu’il pleurait en dedans, encore que ses yeux n’eussent point de larmes.

—    Est-ce que tu dors, Joset, lui dit Brulette, que te voilà couché comme une ouaille malade ? Allons, donne-moi ces fagots où te voilà étendu, que je fasse manger la feuille à mes moutons.

Et ce faisant, elle se prit à chanter; mais tout doucettement, car il ne convient guère de brailler un jour de première communion.

Il me parut que son chant faisait sur Joseph l’effet accoutumé de le retirer de ses songes; il se leva et s’en fut, et Brulette me dit :

—    Qu’est-ce qu’il a ? je le trouve plus sot que d’accoutumance.

—    Je crois bien, lui répondis-je, qu’il a fini par entendre qu’il va être loué et quitter sa mère.

—    Il s’y attendait bien, reprit Brulette. N’est-ce pas dans l’ordre, qu’il entre en condition, sitôt le sacrement reçu ? Si je n’avais le bonheur d’être seule enfant à mon grand-père, il me faudrait bien aussi quitter la maison et gagner ma vie chez les autres.

Brulette ne me parut pas avoir grand regret de se séparer de Joseph; mais quand je lui eus dit que la Mariton allait se louer aussi et demeurer loin d’elle, elle se prit à sangloter et, courant la trouver, elle lui dit en lui jetant ses bras au cou :

—    Est-ce vrai, ma mignonne, que vous me voulez quitter ?

—    Qui t’a dit cela ? répondit la Mariton : ce n’est point encore décidé.

—    Si fait, s’écria Brulette, vous l’avez dit et me le voulez tenir caché.

—    Puisqu’il y a des gars curieux qui ne savent point retenir leur langue, dit la voisine en me regardant, il faut donc que je te le confesse. Oui, ma fille, il faut que tu t’y soumettes comme un enfant courageux et raisonnable qui a donné aujourd’hui son âme au bon Dieu.

—    Comment, mon papa, dit Brulette à son grand-père, vous êtes consentant de la laisser partir ? qui est-ce qui aura donc soin de vous ?

—    Toi, ma fille, répondit la Mariton. Te voilà assez grande pour suivre ton devoir. Écoute-moi, et vous aussi, mon voisin, car voilà la chose que je ne vous ai point dite…

Et, prenant la petite sur ses genoux, tandis que j’étais dans les jambes de mon oncle (son air chagrin m’ayant attirée à lui), la Mariton continua à raisonner pour l’un et pour l’autre.

—    Il y a longtemps, dit-elle, que, sans l’amitié que je vous devais, j’aurais eu tout profit à vous payer pension pour mon Joseph, que vous m’auriez gardé, tandis que j’aurais amassé, en surplus, quelque chose au service des autres. Mais je me suis sentie engagée à t’élever, jusqu’à ce jour, ma Brulette, parce que tu étais la plus jeune, et parce qu’une fille a besoin plus longtemps d’une mère qu’un garçon. Je n’aurais point eu le cœur de te laisser avant le temps où tu te pouvais passer de moi. Mais voilà que le temps est venu, et si quelque chose te doit reconsoler de me perdre, c’est que tu vas te sentir utile à ton grand-père. Je t’ai appris le ménagement d’une famille et tout ce qu’une bonne fille doit savoir pour le service de ses parents et de sa maison. Tu t’y emploieras pour l’amour de moi et pour faire honneur à l’instruction que je t’ai donnée. Ce sera ma consolation et ma fierté d’entendre dire à tout le monde que ma Brulette soigne dévotieusement son grand-père et gouverne son avoir comme ferait une petite femme. Allons, prends courage et ne me retire pas le peu qui m’en reste, car si tu as de la peine pour cette départie, j’en ai encore plus que toi. Songe que je quitte aussi le père Brulet, qui était pour moi le meilleur des amis, et mon pauvre Joset, qui va trouver sa mère et votre maison bien à dire. Mais puisque c’est par le commandement de mon devoir, tu ne m’en voudrais point détourner.

Brulette pleura encore jusqu’au soir, et fut hors d’état d’aider la Mariton en quoi que ce soit; mais, quand elle la vit cacher ses larmes tout en préparant le souper, elle se jeta encore, à son cou, lui jura d’observer ses paroles, et se mit à travailler aussi d’un grand courage.

On m’envoya quérir Joseph qui oubliait, non pour la première fois ni pour la dernière, l’heure de rentrer et de faire comme les autres.

Je le trouvai en un coin, songeant tout seul et regardant la terre, comme si ses yeux y eussent voulu prendre racine. Contre sa coutume, il se laissa arracher quelques paroles où je vis plus de mécontentement que de regret. Il ne s’étonnait point d’entrer en service, sachant bien qu’il était en âge et ne pouvait faire autrement; mais, sans marquer qu’il eût entendu les desseins de sa mère, il se plaignit de n’être aimé de personne, et de n’être estimé capable d’aucun bon travail.

Je ne le pus faire expliquer davantage, et, durant la veillée, où je fus retenu pour faire mes prières avec Brulette et lui, il parut bouder, tandis que Brulette redoublait de soins et de caresses pour tout son monde.

Joseph fut loué au domaine de l’Aulnières, chez le père Michel, en office de bouaron.

La Mariton entra comme servante à l’auberge du Bœuf couronné, chez Benoît, de Saint-Chartier.

Brulette resta auprès de son grand-père, et moi chez mes parents qui, ayant un peu de bien, ne me trouvèrent pas de trop pour les aider à le cultiver.

George Sand

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