À la Louisianne

Ernest d’hervilly

À la Louisianne

Sous l’azur enflammé le vieux Mississipi
Fume — Il est midi —, Les tortues
Dorment. Le caïman aux mâchoires pointues
Bâille, dans le sable accroupi.

Les cloches ont sonné le breakfast dans la plaine,
Et l’on n’aperçoit plus, là-bas,
Dans les cannes à sucre et dans les verts tabacs,
Les nègres aux cheveux de laine.

Tandis que sur les champs où gisent les paniers
Des noirs étendus dans leurs cases,
Le soleil tombe droit et dessèche les vases
Nourricières des bananiers,

Chez Jefferson & Co., dont le coton par balles
Gorge Le Havre et Manchester,
Où siffle le petit Africain Jupiter,
Un rejeton de cannibales.

Jupiter, négrillon vorace et somnolent,
Qui chérit l’éclat blanc du linge,
Un large éventail jaune entre ses doigts de singe,
S’avance d’un pas indolent.

Or, préférant, selon toutes les conjectures,
La cuisine à la véranda,
Il évente, rêveur, sa maîtresse Tilda,
En digérant des confitures.

Et cependant qu’il suit de son gros œil d’émail
Les zigzags sans fin d’une mouche,
L’ivoire de ses dents brille au bord de sa bouche,
Entre deux croissants de corail.

Un jour discret emplit la véranda tranquille,
Filtré par les feuillages verts;
Les stores de rotin au hasard entrouverts
Laissent passer des fleurs par mille.

Nul bruit. L’éventail bat l’air tiède et parfumé
Avec un soupir monotone;
Un griffon de Cuba, muet, se pelotonne
Ou s’étire, ingrat trop aimé.

Deux splendides aras, de leur perchoir d’ébène,
Lancent, assoupis, des clins d’yeux
Sur l’enfant noir, objet de leur secrète haine,
Et sur le Havanais soyeux.

Un macaque chéri, jeune mais blasé, grave
Comme au Sénat le Président,
Crève, plein d’insolence et du bout de la dent,
La peau jaune d’une goyave.

Au-dehors les crapauds se taisent dans les joncs
Mystérieux des marécages.
Les moqueurs alanguis ont cessé dans leurs cages
De contrefaire les pigeons.

Miss Tilda Jefferson, une enfant paresseuse,
Paresseuse créolement,
Abandonne son corps au tangage charmant
Et doux de sa large berceuse;

Elle est pâle, très pâle, avec des cheveux bruns,
Dans son peignoir de mousseline.
On voit à la blancheur de l’ongle à sa racine
Que son sang noble est pur d’emprunts.

La balancine de canne où miss Tilda repose
Obéit à son poids léger.
La chère créature au doux nom étranger
À l’oreille porte une rose.

Sa suivante Euphrasie, en madras jaune et bleu,
Aux grosses lèvres incarnates,
Rit, sans savoir pourquoi, dans un coin, sur les nattes,
Humant sa cigarette en feu.

Miss Tilda Jefferson fait la sieste. Elle rêve.
Elle pense à son doux ami,
Ses admirables yeux sont fermés à demi,
Son nègre l’évente sans trêve.

L’œil clos, miss Tilda suit Davis Brooks, son amant,
Sur les houles de l’Atlantique
Tandis que Jupiter, harcelé d’un moustique,
La contemple piteusement.

Elle voit son Davis, tête hâlée et fière,
Sur le pont du schooner Dolly,
Qui fume accoudé sur l’habitacle poli,
En casquette à longue visière.

Le schooner roule et tangue, et ses mâts gracieux
Jettent leurs ombres sur les lames,
Et l’ombre des huniers, des espars et des flammes
…Davis Brooks paraît soucieux.

Miss Jefferson sourit — le fin navire lofe
Et s’éloigne —, ses doigts mignons
S’agitent faiblement, délicats compagnons
Du sein qui tremble sous l’étoffe.

Ainsi, sur l’Océan où croise son amour,
La blanche miss Tilda s’égare,
À laquelle, ce soir, en brûlant un cigare,
Trente planteurs feront leur cour.

Mais hélas ! insensible à tant de poésie,
Jupiter pousse un cri plaintif…
Et dans son coin obscur, toujours sans nul motif,
Rit la mulâtresse Euphrasie.

Autour d’eux, le chien blanc, les perroquets pourprés
Et le singe roux, tout sommeille…
Le vent qui passe apporte avec un bruit d’abeille,
L’odeur des ananas dorés.

Ernest d’hervilly

À la Louisianne