Zerbin le Farouche

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Conte Napolitain

Zerbin Le Farouche

Restés seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aléli se laissait aller aux plus douces pensées. Vivre dans une solitude enchantée, auprès de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on rêve dans ses plus beaux jours ? Pour connaître son nouveau domaine, elle prit le bras de Zerbin. De droite et de gauche, le palais était entouré de belles prairies arrosées d'eaux jaillissantes. Des chênes verts, des hêtres pourpres, des mélèzes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles orangées, allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le repos. Aléli mit la main sur son cœur, et regardant Zerbin :

—    Mon ami, lui dit-elle, êtes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien à désirer ?

—    Je n'ai jamais rien désiré, dit Zerbin. Qu'ai-je à demander ? Demain je prendrai ma cognée et je travaillerai ferme; il y a là de beaux bois à abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots.

—    Ah ! dit Aléli en soupirant, vous ne m'aimez pas !

—    Vous aimer ? dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ça ? Je ne vous veux pas de mal, assurément, bien au contraire; voilà un château qui nous vient des nues, il est à vous; écrivez à votre père, faites-le venir ça me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ça n'est pas ma faute, je n'y suis pour rien. Bûcheron je suis né, bûcheron je veux mourir. Ça, c'est mon métier, et je sais me tenir à ma place. Ne pleurez pas, je ne veux rien dire qui vous afflige.

—    Ah ! Zerbin, s'écria la pauvre Aléli, que vous ai-je fait pour me traiter de la sorte ? Je suis donc bien laide et bien méchante pour que vous ne vouliez pas m’aimer ?

—    Vous aimer ? ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas. Ça ne sert à rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons, bon ! Voilà de nouvelles larmes ! Eh bien ! Oui, si ça vous fait plaisir, je veux bien vous aimer; je vous aime, Aléli, je vous aime !

La pauvre Aléli, tout éplorée, leva les yeux : Zerbin était transformé ! Il y avait dans son regard la tendresse d'un époux, le dévouement d'un homme qui donne à tout jamais son cœur et sa vie. A cette vue, Aléli se mit à pleurer de plus belle; mais en pleurant, elle souriait à Zerbin, qui de son côté, pour la première fois, se mit à fondre en larmes. Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la vie ?

Et alors parut la fée des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel. Le bon roi était bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa bénédiction et leur dit adieu le même jour pour ménager son émotion, sa sensibilité et sa santé. La fée des eaux resta la protectrice des deux époux, qui vécurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier le monde, plus heureux d'en être oubliés :

Zerbin resta-t-il sot, comme l'était son père ?
Son âme s'ouvrit-elle à la clarté des cieux ?
On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux;
Ce mot, le lui dit-on tout bas ? C'est un mystère;
Je l'ignore et je dois me taire.
Mais qu'importe, après tout ? Zerbin était heureux.
On l'aimait, c'est la grande affaire;
Lui donner de l'esprit n'était pas nécessaire;
Qu'elle soit princesse ou bergère,
Toute femme en ménage a de l'esprit pour deux.

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