Zerbin le Farouche

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Conte Napolitain

Zerbin Le Farouche

On se lasse de tout, même du bonheur, dit un proverbe; à plus forte raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire où personne ne parle, et qui va je ne sais où.

Aussi, dès que Mistigris eut repris ses sens et recouvré la parole, n'eut-il d'autre idée que d'amener Zerbin à souhaiter d'être à terre. La chose était difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque vœu indiscret qui le renverrait chez les poissons; il tremblait par-dessus tout que Zerbin ne regrettât ses bois et sa cognée : Devenez donc le ministre d'un bûcheron !

Par bonheur Zerbin s'était réveillé dans une humeur charmante; il s'habituait à la princesse, et, si brute qu'il fût, cette aimable figure l'égayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, hélas ! les femmes sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment ! Aléli disait à Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et du bruit, dans quelque chaumière tranquille, au milieu d'un verger, au bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre à cette poésie, le bon Zerbin écoutait avec plaisir ces douces paroles qui le berçaient.

—    Une chaumière, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait joli. Si…

Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup.

—    Ah ! Seigneur ! s'écria-t-il, regardez donc là-bas en face de vous. Que c'est beau !

—    Quoi donc ? dit la princesse, je ne vois rien.

—    Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux.

—    Est-ce possible ? reprit Mistigris d'un air étonné. Quoi ? Vous ne voyez pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord de la mer ?

—    Un palais ? dit Aléli. Pour être entourée de courtisans, d'égoïstes et de valets, je n'en veux pas. Fuyons !

—    Oui, dit Zerbin, une chaumière vaut mieux; on y est plus tranquille.

—    Ce palais-là ne ressemble à aucun autre, s'écria Mistigris, chez qui la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure féerique, il n'y a ni courtisans ni valets; on est servi de façon invisible; on est tout à la fois seul et entouré ! Les meubles ont des mains, les murs ont des oreilles.

—    Ont-ils une langue ? dit Zerbin.

—    Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent quand on veut.

—    Eh bien ! dit le bûcheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais bien avoir un château comme ça. Où est-il donc, ce beau palais ? Je ne le vois pas.

—    Il est là devant vous, mon ami, dit la princesse.

Le vaisseau avait couru vers la terre, et déjà on jetait l'ancre dans un port où l'eau était assez profonde pour qu'on pût aborder à quai. Le port était à demi entouré par un grand escalier en fer à cheval; au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la mer, s'élevait le plus riant palais qu'on ait jamais rêvé.

Les trois amis montèrent gaiement; Mistigris allait en tête, tout en soufflant à chaque marche. Arrivé à la grille du château, il voulut sonner; pas de cloche; il appela : ce fut la Grille elle-même qui répondit.

—    Que veux-tu, étranger ? demanda-t-elle.

—    Parler au maître de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigué de causer pour la première fois avec du fer battu.

—    Le maître de ce palais est le seigneur Zerbin, répondit la Grille. Quand il approchera, j'ouvrirai.

Zerbin arrivait, donnant le bras à la belle Aléli; la Grille s'écarta avec respect et laissa passer les deux époux, suivis de Mistigris.

Une fois sur la terrasse, Aléli regarda le spectacle splendide qu'elle avait sous les yeux : la mer, la mer immense, toute brillante au soleil du matin.

—    Qu'il fait bon ici ! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette galerie, toute garnie de lauriers en fleur !

—    Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre.

—    Il n'y a donc pas de fauteuils, ici ? s'écria Mistigris.

—    Nous voici, nous voici, crièrent les fauteuils; et ils arrivèrent tous, courant l'un après l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le permettaient.

—    On déjeunerait bien ici, dit Mistigris.

—    Oui, dit Zerbin; mais où est la table ?

—    Me voilà, me voilà, répondit une voix de contralto.

Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravité d'une matrone, vint se placer devant les convives.

—    C'est charmant, dit la princesse, mais où sont les plats ?

—    Nous voici, nous voici, crièrent des petites voix sèches : et trente plats, suivis des assiettes, leurs sœurs, et des couverts, leurs cousins, sans oublier leurs tantes, les salières, se rangèrent en un instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier, de fruits et de fleurs.

—    Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous. Tout ceci est mon œuvre.

—    Tu mens ! cria une voix.

Mistigris se retourna et ne vit personne; c'était une colonne de la galerie qui avait parlé.

—    Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture; j'ai toujours dit la vérité.

—    Tu mens ! dit la voix.

—    Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la vérité, on n'y établira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut changer cela.

—    Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire, n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons petits impôts, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous entourerait d'amour et de tendresse ?

—    Roi ! dit Zerbin, pour quoi faire ?

—    Mon ami, ne l'écoutez pas, dit la bonne Aléli. Restons ici, nous y sommes si bien tous les deux.

—    Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes, et près de vous je ne désire rien.

—    Tu mens ! dit la voix.

—    Quoi ! Seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon dévouement ?

—    Tu mens ! reprit l'écho.

—    Seigneur, ne l'écoutez pas, s'écria Mistigris. Je vous honore et je vous aime; croyez à mes serments.

—    Tu mens ! reprit la voix impitoyable.

—    Ah ! Si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le pays des menteurs.

Parole imprudente, car aussitôt Mistigris partit en l'air comme une flèche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur la terre ? On l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a jamais revu dans un palais où les murs mêmes disaient la vérité.

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