Zerbin le Farouche

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Conte Napolitain

Zerbin Le Farouche

La nuit était belle et calme; la lune éclairait de sa blanche clarté la mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait au loin la barque; déjà on apercevait Capri qui se dressait au milieu des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle chanson plaintive, chant de bûcheron ou de matelot. A ses pieds était assise Aléli, silencieuse mais non pas triste; elle écoutait son bien-aimé. Le passé, elle l'oubliait; l'avenir, elle n'y songeait guère; rester auprès de Zerbin, c'était toute sa vie.

Mistigris, moins tendre, était moins philosophe. Inquiet et furieux, il s'agitait comme un ours dans sa cage, et faisait à Zerbin de beaux discours que le bûcheron n'écoutait pas. Insensible comme toujours, Zerbin penchait la tête. Peu habitué aux harangues officielles, les discours du ministre l'endormaient.

—    Qu'allons-nous devenir ? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque chose à gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la fortune de tes amis ?

—    J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitié d'un œil.

Aléli se leva aussitôt et chercha autour d'elle.

—    Mon ami, dit-elle, que voulez-vous ?

—    Je veux des figues et du raisin, dit le bûcheron.

Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de sortir entre ses jambes et l'avait jeté par terre.

—    Ah ! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu as ce que tu souhaites, ma fortune est faite : je n'ai pas été ministre pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai !

Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le dos courbé, la face souriante.

—    Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander à Votre Excellence son incomparable amitié. Peut-être Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris tout ce que je cachais de dévouement sous la sévérité affectée de mes paroles; mais je puis l'assurer que tout était calculé pour brusquer son bonheur. C'est moi seul qui ai hâté son heureux mariage.

—    J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.

—    Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grâce d'un courtisan. J'espère que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et qu'elle me mettra souvent à même de lui témoigner tout mon zèle.

—    Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut absolument que je mette Aléli dans mes intérêts. Plaire aux dames, c'est le grand secret de la politique.

—    A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que vous êtes marié de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un cadeau de noces à votre royale fiancée ?

—    Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, où veux-tu que je le pêche ? Au fond de la mer ? Va le demander aux poissons, tu me le rapporteras.

A l'instant même, comme si une main invisible l'eût lancé, Mistigris sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots.

Zerbin se remit à éplucher et à croquer ses raisins, tandis qu'Aléli ne se lassait pas de le regarder.

—    voilà un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin.

Ce n'était pas un marsouin, c'était l'heureux messager qui, remonté sur les vagues, se débattait au milieu de l'écume; Zerbin prit Mistigris par les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose étrange, le gros homme avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une étoile au milieu de la nuit.

Dès qu'il put respirer :

—    Voilà, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre à la charmante Aléli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidèle et le plus dévoué des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministère à confier…

—    J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.

—    Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre femme ? Cette barque exposée à toutes les injures de l'air n'est pas un séjour digne de sa naissance et de sa beauté.

—    Assez ! Mistigris, dit Aléli; je suis bien ici, je ne demande rien.

—    Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince de Capri vous offrit sa main, il avait envoyé à Salerne un splendide navire en acajou, où l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces matelots vêtus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout ornés de glaces ! Voilà ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arrière, lui, si noble, si puissant et si bon.

—    Il est sot, ce bonhomme-là ! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais avoir un bateau comme ça, rien que pour te clore le bec, bavard ! Après cela tu te tairais.

A ce moment, Aléli poussa un cri de surprise et de joie qui fit tressaillir le bûcheron.

Où était-il ? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la grâce d'un cygne aux ailes gonflées. Une tente éclairée par des lampes d'albâtre formait sur le pont un salon richement meublé; Aléli, toujours assise aux pieds de son époux, le regardait toujours; Mistigris courait après l'équipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur cet étrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en était pour son éloquence, et ne pouvait même trouver un mousse à gouverner.

Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitôt, toujours souriant.

—    Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon zèle ?

—    Tais-toi, bavard, dit le bûcheron. Je te défends de parler jusqu'à demain matin. Je rêve, laisse-moi dormir.

Mistigris resta bouche béante, en faisant les gestes les plus respectueux; puis de désespoir il descendit à la salle à manger et se mit à souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin rêvait tout à son aise; Aléli, seule, ne dormait pas.

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