Zerbin le Farouche

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Conte Napolitain

Zerbin Le Farouche

On annonça le seigneur Mistigris. C'était un petit homme, gros, court, rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui regardaient de tous les côtés à la fois, un front bas, un nez crochu, de grosses joues, trois mentons : tel est le portrait du célèbre ministre qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le pouvoir et ses ennuis.

—    Enfin, vous voilà ! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe des choses inouïes dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le dernier averti ?

—    Tout est dans l'ordre accoutumé, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai là dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix règnent dans l'État, comme toujours.

Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit :

« Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas volé à la douane plus que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau; cinq entrées à l'hôpital. Rien de nouveau.

« Ville haute. Octroi doublé; prospérité et moralité toujours croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposés; trois maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris; trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau.

—    Voilà donc tout ce que vous savez ? dit Mouchamiel d'une voix irritée. Eh bien ! Moi, Monsieur, dont ce n'est pas le métier de connaître les affaires d'État, j'en sais davantage. Un homme à cheval sur un fagot a passé sur la place du château, et il a ensorcelé ma fille. La voici qui veut l'épouser.

—    Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce détail; un ministre sait tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majesté de ces niaiseries ? On pendra l'homme et tout sera dit.

—    Et vous pouvez me dire où est ce misérable ?

—    Sans doute, Sire, répondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend tout, est partout.

—    Eh bien ! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drôle n'est pas ici, vous laisserez le ministère à des gens qui ne se contentent pas de voir, mais qui agissent. Allez !

Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui étouffe, et fut obligé de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'était le préfet de la ville qu'un hasard heureux amenait près de lui. Mistigris recula de deux pas et prit le magistrat au collet.

—    Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promène dans Salerne à cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous ? Je vous casse. Allez !

Tout étourdi de cette menace, le préfet courut chez le chef de la police.

—    Où est l'homme qui se promène sur un fagot ? lui dit-il.

—    Quel homme ? demanda le chef de la police.

—    Ne raisonnez pas avec votre supérieur; je ne le souffrirai point. En n'arrêtant pas ce scélérat, vous avez manqué à tous vos devoirs. Si dans cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse ! Allez !

Le chef de la police courut au poste du château; il y trouva ses gens qui veillaient à la tranquillité publique en jouant aux dés :

—    Drôles ! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promène à cheval sur un fagot, je vous fais bâtonner comme des galériens. Courez ! et pas un mot.

La troupe sortit en blasphémant, tandis que l'habile et sage Mistigris, confiant dans les miracles de la hiérarchie, rentrait tranquillement dans la chambre du roi et remettait sur ses lèvres ce sourire perpétuel qui fait partie de la profession.

Deux mots dits par le ministre à l'oreille du roi charmèrent Mouchamiel. L'idée de brûler un sorcier ne lui déplaisait pas. C'était un joli petit événement qui honorerait son règne, une preuve de sagesse qui étonnerait la postérité.

Une seule chose gênait le roi, c'était la pauvre Aléli noyée dans les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entraîner dans ses appartements.

Mistigris regarda le roi en clignant de l'œil; puis, s'approchant de la princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde :

—    Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule l'assure de son bonheur.

—    Je vous entends, bon Mistigris, s'écria Aléli. Merci, mon père, merci, ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi qu'elle couvrit de baisers. Soyez béni ! mille et mille fois béni !

Elle sortit, ivre de joie, la tête haute, les yeux brillants, et si heureuse, si heureuse qu'elle arrêta au passage le premier chambellan pour lui annoncer elle-même son mariage.

—    Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-même les honneurs du palais et soyez sûr que vous n'obligerez pas des ingrats.

Resté seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux.

—    Êtes-vous fou ! lui dit-il. Quoi, sans me consulter, vous engagez ma parole ? Vous croyez-vous le maître de mon empire pour disposer de ma fille et de moi sans mon aveu ?

—    Bah ! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse; c'était le plus pressé. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain. A chaque jour suffit sa peine.

—    Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la retire sans me parjurer ? Et pourtant je veux me venger de cet insolent qui m'a volé le cœur de mon enfant.

—    Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a plusieurs façons de la tenir.

—    Qu'entendez-vous par là ? dit Mouchamiel.

—    Votre Majesté, reprit le ministre, vient de promettre à ma fille de la marier : nous la marierons. Après quoi nous prendrons la loi qui dit :

« Si un noble qui n'a pas rang de baron ose prétendre à l'amour d'une princesse de sang royal, il sera traité comme noble, c'est-à-dire : décapité.

« Si le prétendant est un bourgeois, il sera traité comme un bourgeois, c'est-à-dire : pendu.

« Si c'est un vilain, il sera noyé comme un chien. »

—    Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aisé que d'accorder votre amour paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois à Salerne, qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles.

—    Mistigris, dit le roi, vous êtes un coquin.

—    Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis qu'un politique. On m'a enseigné qu'il y a une grande morale pour les princes, et une petite pour les petites gens. J'ai profité de la leçon. C'est ce discernement qui fait le génie des hommes d'État, l'admiration des habiles et le scandale des sots.

—    Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous êtes fatigant comme un éloge académique. Je ne vous demande pas de mots, mais des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en.

Comme il parlait ainsi, la princesse Aléli entra dans la chambre royale; elle était si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon Mouchamiel soupira et se prit à désirer que le cavalier du fagot fût un prince afin qu'on ne le pendît pas.

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