Zerbin le Farouche

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Conte Napolitain

Zerbin Le Farouche

Le soleil commençait à baisser quand le bûcheron se réveilla. Il retourna tranquillement à sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua le tronc de l'arbre qu'il avait ébréché le matin. La cognée résonnait sur le bois, mais elle ne l'entamait guère; Zerbin suait à grosses gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui défiait tous ses efforts.

—    Ah ! dit-il en regardant sa cognée tout ébréchée, quel malheur qu'on n'ait pas inventé un outil qui coupât le bois comme du beurre ! J'en voudrais un comme ça.

Il recula de deux pas, fit tourner la cognée sur sa tête et la lança d'une telle force qu'il alla tomber à dix pieds, les bras en avant, le nez par terre.

—    Per Baccho ! s'écria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappé à côté.

Zerbin fut bientôt rassuré, car au même instant l'arbre tomba, et si près de lui que peu s'en fallut que le pauvre garçon ne fût écrasé.

—    Voilà un beau coup ! s'écria-t-il, et qui avance ma journée. Comme c'est tranché ! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bûcherons pour travailler comme le fils de ma mère.

Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin; puis, déliant une corde qu'il avait roulée autour de sa ceinture, il se mit à cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec un nœud coulant.

—    A présent, dit-il, il faut traîner cela à la ville. Il est fâcheux que les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux ! Je m'en irais fièrement à Salerne et j'y entrerais en caracolant, à la façon d'un beau cavalier qui se promène sans rien faire. Je voudrais me voir comme ça.

A l'instant, voici le fagot qui se soulève et qui se met à trotter d'un pas allongé. Sans s'étonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter par cette monture d'espèce nouvelle, et tout le long du chemin il prenait en pitié ces pauvres petites gens qui marchaient à pied, faute d'un fagot.

Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de Salerne, et sur cette place était le palais du roi. Ce roi, personne ne l'ignore, c'était le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalisé le nom.

Chaque après-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du roi, la princesse Aléli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aléli n'écoutait que sa pensée. Depuis trois ans, le roi son père voulait la marier à tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse refusait tous les prétendants. Salerne était sa dot, et elle sentait que c'était sa dot seule qu'on voulait épouser. Sérieuse et tendre, Aléli n'avait pas d'ambition, elle n'était pas coquette, elle ne riait pas pour montrer ses dents, elle savait écouter et ne parlait jamais pour ne rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le désespoir des médecins.

Aléli était encore plus rêveuse que de coutume, quand tout d'un coup déboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majesté d'un César empanaché. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main, elles se mirent à en jeter au cavalier, et de façon si adroite, qu'il en reçut deux en plein visage.

—    Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous rire à vous user les dents jusqu'aux gencives. Voilà ce que vous souhaite Zerbin.

Et voici les deux femmes qui rient à se tordre, sans que rien les arrête, ni les menaces du bûcheron ni les ordres de la princesse, qui prenait en pitié le pauvre bûcheron.

—    Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aléli, et si douce et si triste ! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te fera rire, et l'épouser par-dessus le marché !

Sur ce, il prit sa mèche de cheveux, et salua la princesse de la façon la plus gracieuse.

Règle générale : quand on est à cheval sur un fagot, il ne faut saluer personne, fût-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour saluer la princesse, il avait lâché la corde qui retenait les branches en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en arrière, les jambes en l'air, de la façon la plus grotesque et la plus ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la moitié du feuillage, et, couronné comme un dieu sylvain, il s'en alla rouler dix pas plus loin.

Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on ? Je l'ignore; c'est un mystère que la philosophie n'a pas encore expliqué. Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aléli fit comme tout le monde. Mais aussitôt elle se leva, regarda Zerbin avec des yeux étranges, mit la main sur son cœur, la porta à sa tête et rentra dans le palais, tout agitée d'un trouble inconnu.

Cependant Zerbin rassemblait les branches éparses et rentrait chez lui à pied, comme un simple fagotier. La prospérité ne l'avait point ébloui, la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journée était bonne, c'était assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dîna du meilleur appétit. L'innocent ne se doutait guère du mal qu'il avait fait et du désordre qu'il laissait après lui.

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