Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Le jour arriva enfin. Je me levai à l'aurore. Pendant une heure ou deux je m'occupai à ranger mes tiroirs, ma garde-robe et tout ce que contenait ma chambre, afin de les laisser dans l'état qu'exigeait une courte absence. Pendant ce temps, j'entendis Saint-John quitter sa chambre. Il s'arrêta devant la mienne. Je craignais qu'il ne frappât; mais non : il se contenta de glisser une feuille de papier sous ma porte. Je la pris et je lus ces mots :

« Vous m'avez quitté trop subitement hier au soir. Si seulement vous étiez restée un peu plus de temps, vous auriez posé votre main sur la croix du chrétien, sur la couronne des anges. Je reviendrai dans quinze jours, et alors je m'attends à vous trouver tout à fait décidée. Pendant ce temps, priez et veillez, afin de n'être pas tentée; je crois que l'esprit a bonne volonté, mais la chair est faible. Je prierai pour vous à toute heure.

« Tout à vous, Saint-John. »

« Mon esprit, me dis-je, veut faire ce qui est bien, et j'espère que ma chair est assez forte pour accomplir la volonté du ciel, lorsque cette volonté me sera clairement démontrée. En tous cas, elle sera assez forte pour chercher, sortir des nuages et du doute, et trouver la lumière et la certitude. »

Bien qu'on fût au 1er du mois de juin, la matinée était froide et sombre, la pluie fouettait les vitres. J'entendis Saint-John ouvrir la porte de devant, et, regardant à travers la fenêtre, je le vis traverser le jardin; il prit un chemin au-dessus des marais brumeux, et qui allait dans la direction de Whitcross. C'était là qu'il devait rencontrer la voiture.

« Dans quelques heures je suivrai la même route que vous, pensai-je; moi aussi j'irai chercher une voiture à Whitcross; moi aussi j'ai en Angleterre quelqu'un dont je voudrais savoir des nouvelles avant de partir pour toujours. »

Il me restait encore deux heures avant le déjeuner; je me mis à me promener doucement dans ma chambre, et à songer à l'événement qui m'avait fait prendre cette résolution subite.

Je me rappelais la sensation que j'avais éprouvée, car elle me revenait toujours aussi étrange. Je me rappelais la voix que j'avais entendue. De nouveau je me demandai d'où elle pouvait venir, mais aussi vainement qu'auparavant; il me semblait que ce n'était pas du monde extérieur. Je me disais que c'était peut-être une simple impression nerveuse, une illusion, et pourtant je ne pouvais pas le croire; cela ressemblait plutôt à une inspiration. Ce choc était venu comme le tremblement de terre qui remua les fondements de la prison de saint Paul et de Silas; il avait ouvert la porte de mon âme, l'avait délivrée de ses chaînes, sortie de son sommeil, et elle s'était éveillée tremblante, attentive et étonnée. Alors trois fois un cri résonna à mes oreilles épouvantées, dans mon cœur haletant et dans mon esprit inquiet et ce cri n'avait rien de surprenant ni de terrible, mais il semblait bien plutôt joyeux de cet effort qu'il avait pu faire sans le secours du corps.

« Dans peu de jours, me dis-je en achevant ma rêverie, je saurai quelque chose sur celui dont la voix m'a appelée la nuit dernière. Les lettres ont été inutiles; je tenterai des recherches personnelles. »

Au déjeuner, j'annonçai à Marie et à Diana que j'allais partir pour un voyage et que je serais absente au moins quatre jours.

« Vous allez partir seule ? me dirent-elles.

—    Oui, répondis-je; je pars pour savoir des nouvelles d'un ami dont je suis inquiète depuis quelque temps. »

Elles auraient pu m'objecter qu'elles étaient mes seules amies, car je le leur avais souvent dit, et je suis même persuadée qu'elles y pensèrent dans le moment; mais avec leur délicatesse naturelle, elles s'abstinrent de toute observation. Diana seule me demanda si j'étais sûre d'être assez bien portante pour voyager; elle me dit que j'étais très pâle. Je répondis que l'inquiétude seule me faisait souffrir, et que j'espérais en être bientôt délivrée.

Il me fut facile de faire mes préparatifs, car je ne fus troublée ni par les questions ni par les soupçons. Lorsque je leur eus dit que je ne pouvais pas m'expliquer, elles acceptèrent gracieusement mon silence, et moi je ne fus pas tentée de le rompre; elles me laissèrent agir librement, comme moi-même je l'aurais fait à leur égard dans de semblables circonstances.

Je quittai Moor-House vers trois heures, et, un peu après quatre heures, j'étais devant le poteau de Whitcross, attendant la voiture qui devait me mener à Thornfield. Je l'entendis de loin, grâce au silence de ces montagnes solitaires et de ces routes désertes. Il y avait un an, j'étais descendue de cette même voiture, dans ce même endroit, désolée, sans espoir et sans but Je fis signe et la voiture s'arrêta; j'entrai, sans être forcée cette fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une place. J'étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je ressemblais à un pigeon voyageur qui retourne chez lui.

Le voyage était de trente-six heures; j'étais partie de Whitcross un mardi dans l'après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher s'arrêta pour donner à boire aux chevaux, dans une auberge située au milieu d'un pays dont les buissons verts, les grands champs et les montagnes basses et pastorales me frappèrent comme les traits d'un visage connu. Combien ces aspects me semblèrent gracieux ! combien cette verdure me parut avoir de douces teintes, quand je songeai aux sombres marais de Morton ! Oui, je connaissais ce paysage et je savais que j'approchais de mon but.

« À quelle distance est le château de Thornfield ? demandai-je au garçon d'écurie.

—    À deux milles à travers champs, madame.

—    Voilà mon voyage fini, » pensai-je.

Je descendis de voiture; je chargeai le garçon de garder ma malle jusqu'à ce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai un pourboire au cocher, et je partis. Le soleil brillait sur l'enseigne de l'auberge, et je lus ces mots en lettres d'or : Aux Armes des Rochester. Mon cœur se soulevait; j'étais déjà sur les terres de mon maître; je me mis à penser, et je me dis tout à coup : « Mr Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quand même il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec lui ? sa femme folle. Tu ne peux rien faire ici; tu n'oseras pas lui parler, ni même rechercher sa présence; tu te donnes une peine inutile, tu ferais mieux de ne pas aller plus loin. Demande des détails aux gens de l'auberge; ils te diront tout ce que tu désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demander à cet homme si Mr Rochester est chez lui. »

Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas l'accepter; je craignais une réponse désespérante. Prolonger le doute, c'était prolonger l'espoir. Je pouvais encore voir le château sous un bel aspect; devant moi étaient la barrière et les champs que j'avais franchis le matin où j'avais quitté Thornfield, sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furie vengeresse qui me châtiait sans cesse. Avant d'être encore décidée, je me trouvai déjà au milieu des champs. Comme je marchais vite ! je courais même quelquefois. Comme je regardais en avant pour apercevoir les bois bien connus ! comme je saluais les arbres, les prairies et les collines que j'avais parcourues !

Enfin, j'aperçus les sombres bois où nichaient les corneilles; un croassement vint rompre la tranquillité du mutin. Une joie étrange me remplissait, j'avançais rapidement. Je traversai encore un champ, je longeai encore un sentier; on apercevait les murs de la cour et les dépendances de derrière : la maison était encore cachée par le bois des corneilles.

« Je veux la voir d'abord en face, me dis-je; au moins j'apercevrai ses créneaux hardis qui frappent le regard, et je distinguerai la fenêtre de mon maître; peut-être y sera-t-il. Il se lève tôt, peut-être qu'il se promène maintenant dans le verger ou sur le devant de la maison. Si seulement je pouvais le voir, rien qu'un moment ! Je ne serais certainement pas assez folle pour courir vers lui; et pourtant je ne puis pas l'affirmer, je n'en suis pas sûre. Et alors qu'arriverait-il ? Dieu veille sur lui ! Si je goûtais encore une fois au bonheur que son regard sait me donner, qui en souffrirait ? Mais je suis dans le délire; peut-être, en ce moment, contemple-t-il un lever de soleil sur les Pyrénées ou sur les mers agitées du Sud. »

Charlotte Brontë

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