Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

En rentrant dans le salon, je trouvai Diana debout devant la fenêtre; elle semblait pensive. Diana, qui était bien plus grande que moi, posa sa main sur mon épaule et examina mon visage.

« Jane, me dit-elle, vous êtes toujours pâle et agitée maintenant; je suis sûre que vous avez quelque chose. Dites-moi ce qui se passe entre vous et Saint-John; je viens de vous regarder par la fenêtre pendant une demi-heure environ. Pardonnez-moi ce rôle d'espion, mais depuis longtemps déjà je ne sais ce que je me suis imaginé; Saint-John est si extraordinaire ! » Elle s'arrêta; je ne dis rien; elle reprit bientôt : « Je suis sûre que mon frère a quelque intention par rapport à vous; pendant longtemps il vous a témoigné un intérêt dont il n'avait jamais favorisé personne. Dans quel but ? Je voudrais qu'il vous aimât. Vous aime-t-il, Jane ? Dites-le-moi. »

Elle posa sa main froide sur ma tête brûlante.

« Non, Diana, répondis-je, pas le moins du monde.

—    Alors pourquoi vous suit-il toujours des yeux ? Pourquoi reste-t-il si souvent seul avec vous ? Pourquoi vous garde-t-il sans cesse près de lui ? Marie et moi nous pensions qu'il désirait vous épouser.

—    Il le désire, en effet; il m'a demandé d'être sa femme. »

Diana frappa des mains.

« C'est justement ce que nous pensions et ce que nous espérions ! s'écria-t-elle. Vous l'épouserez, Jane, n'est-ce pas ? et il restera en Angleterre.

—    Bien loin de là, Diana; son seul désir, en m'épousant, est d'avoir une compagne qui puisse l'aider à accomplir sa mission dans l'Inde.

—    Comment ! il désire que vous alliez aux Indes ?

—    Oui.

—    Quelle folie ! s'écria-t-elle; je suis bien sûre que vous ne pourriez pas y vivre trois mois. Vous n'irez pas; vous n'avez pas consenti, n'est-ce pas, Jane ?

—    J'ai refusé de l'épouser.

—    Et, par conséquent, vous lui avez déplu, ajouta-t-elle.

—    Profondément; je crains qu'il ne me pardonne jamais, et pourtant je lui ai offert de l'accompagner à titre de sœur.

—    C'était de la folie à vous, Jane. Pensez quelle tâche vous acceptiez; quels incessants labeurs dans un pays où la fatigue tue les plus forts, et vous êtes faible ! Vous connaissez Saint-John; il vous demanderait l'impossible : avec lui, il ne faudrait même pas se reposer pendant les heures les plus chaudes; et j'ai remarqué que malheureusement vous vous efforciez de faire tout ce qu'il vous demandait. Je suis étonnée que vous ayez eu le courage de refuser sa main. Vous ne l'aimez donc pas, Jane ?

—    Non, pas comme mari.

—    Cependant il est beau.

—    Et moi, Diana, je suis si laide; nous ne pouvions pas nous convenir.

—    Laide ! vous ? pas le moins du monde. Vous êtes bien trop jolie et bien trop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta ! »

Et de nouveau elle me supplia vivement de renoncer à mon projet d'accompagner son frère.

« Il faut bien que j'y renonce, répondis-je; car tout à l'heure, lorsque je lui ai répété que j'étais prête à lui servir d'aide, il a été choqué de mon manque de modestie. Il semblait considérer comme très étrange ma proposition de l'accompagner sans être mariée à lui, comme si je n'avais pas toujours été habituée à voir en lui un frère.

—    Jane, pourquoi dites-vous qu'il ne vous aime pas ?

—    Je voudrais que vous pussiez l'entendre vous-même sur ce sujet. Il m'a répété bien des fois que ce n'était pas pour lui qu'il se mariait, mais pour l'accomplissement de sa tâche; que j'étais faite pour le travail, non pour l'amour. C'est probablement vrai; mais, dans mon opinion, puisque je ne suis pas faite pour l'amour, il s'ensuit que je ne suis pas faite pour le mariage. Diana, ne serait-il pas cruel d'être enchaînée pour toute la vie à un homme qui ne verrait en vous qu'un instrument utile ?

—    Oh oui ! ce ne serait ni naturel ni supportable. Qu'il n'en soit plus question.

—    Et puis, continuai-je, quoique je n'aie pour lui qu'une affection de sœur, si j'étais forcée de devenir sa femme, peut-être ses talents me feraient-ils concevoir pour lui un amour étrange, inévitable et torturant; car il y a quelquefois une grandeur héroïque dans son regard, ses manières, sa conversation. Oh ! alors je serais bien malheureuse ! Il ne désire pas mon amour, et, si je le lui témoignais, il me ferait sentir que cet amour est un sentiment superflu qu'il ne m'a jamais demandé et qui ne me convient pas; je sais qu'il en serait ainsi.

—    Et pourtant Saint-John est bon, reprit Diana.

—    Oui, il est bon et grand; mais en poursuivant ses desseins magnifiques, il oublie avec trop de dédain les besoins et les sentiments de ceux qui aspirent moins haut que lui : aussi ceux-là feront mieux de ne pas suivre la même route que lui, de peur que, dans sa course rapide, il ne les foule aux pieds. Le voilà qui vient; je vais vous quitter, Diana. »

Le voyant ouvrir la porte du jardin, je montai rapidement dans ma chambre.

Mais je fus forcée de me trouver avec lui à l'heure du souper. Pendant le repas, il fut aussi calme qu'à l'ordinaire. Je croyais qu'il me parlerait à peine, et j'étais persuadée qu'il avait renoncé à ses projets de mariage; je vis bientôt que je m'étais trompée dans mes deux suppositions. Il me parla comme ordinairement, ou du moins comme il me parlait depuis quelque temps, c'est-à-dire avec une politesse scrupuleuse. Sans doute il avait invoqué l'aide de l'Esprit saint pour dompter sa colère, et il croyait m'avoir pardonné encore une fois.

Quand l'heure de la lecture du soir fut venue, il choisit le vingt et unième chapitre de l'Apocalypse. De tout temps, j'avais aimé à lui entendre prononcer les paroles de la Bible; mais jamais sa belle voix ne me paraissait si douce et si sonore, ni ses manières si imposantes dans leur noble simplicité, que lorsqu'il nous lisait les prophéties de Dieu. Ce soir-là, sa voix prit un timbre encore plus solennel et ses manières une intention plus pénétrante. Il était assis au milieu de nous; la lune de mai brillait à travers les fenêtres dépouillées de leurs rideaux, et rendait presque inutile la lumière posée sur la table. Saint-John était penché sur sa vieille Bible, et lisait les pages où saint Jean raconte qu'il a vu un nouveau ciel et une nouvelle terre, « que Dieu viendra habiter parmi les hommes, qu'il essuiera toute larme de leurs yeux, qu'il n'y aura plus ni mort, ni deuil, ni cri, ni travail, car ce qui était auparavant sera passé. »

Au moment où il lut le verset suivant, je fus douloureusement frappée; car je sentis, par une légère altération dans sa voix, que ses yeux s'étaient tournés de mon côté. Voici ce qu'il contenait :

« Celui qui vaincra héritera toutes choses; je serai son Dieu et il sera mon fils. » Puis Saint-John continua d'une voix lente et claire « Les timides, les incrédules, etc., leur part sera dans l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort. »

Plus tard, je sus laquelle de ces deux destinées Saint-John craignait pour moi.

Il lut ces derniers mots avec un accent de triomphe mêlé d'une ardente inspiration. Il croyait voir déjà son nom écrit dans le livre de vie, et il aspirait vers l'heure qui lui ouvrirait cette cité « où les rois de la terre apportent ce qu'ils ont de plus magnifique et de plus précieux, et qui n'a besoin ni de soleil ni de lune pour l'éclairer; car la gloire de Dieu l'éclaire, et l'agneau est son flambeau. »

Il déploya toute son énergie dans la prière qui suivit la lecture de la Bible; son zèle s'éveilla. Il méditait profondément, s'entretenait avec Dieu et semblait se préparer à une victoire. Il demanda la force pour les cœurs faibles, la lumière pour ceux qui s'écartent du troupeau, le retour même à la onzième heure du jour pour ceux que les tentations du monde ou de la chair ont entraînés loin du droit chemin; il supplia l'Éternel d'arracher un tison à la fournaise ardente. Il y a toujours quelque chose d'imposant dans une semblable véhémence. Je fus d'abord étonnée de sa prière; mais, lorsque je le vis continuer et s'animer, je fus touchée et enfin saisie de respect. Il sentait si bien ce qu'il y avait de grand et de bon dans son dessein, que ceux qui l'entendaient ne pouvaient pas sentir autrement que lui.

La prière achevée, nous prîmes congé de lui. Il devait partir le lendemain de très bonne heure. Après l'avoir embrassé, Diana et Marie quittèrent la chambre : il me sembla qu'il le leur avait demandé tout bas. Je lui tendis la main et je lui souhaitai un bon voyage.

« Merci, Jane, me dit-il; je reviendrai dans une quinzaine de jours; je vous laisse encore ce temps-là pour réfléchir. Si j'écoutais l'orgueil humain, je ne vous parlerais plus de mariage; mais je n'écoute que mon devoir, et je n'ai en vue que la gloire de Dieu. Mon maître a été patient, je le serai aussi Je ne veux pas vous laisser à votre perdition comme un vase de colère; repentez-vous pendant qu'il en est encore temps. Rappelez-vous qu'il nous est commandé de travailler tant que le jour dure; car la nuit approche, où aucun homme ne pourra plus travailler. Souvenez-vous du sort de ceux qui veulent avoir toutes leurs joies sur la terre. Dieu vous donne la force de choisir cette richesse que personne ne pourra vous enlever ! »

Il posa sa main sur ma tête en prononçant ces derniers mots. Il avait parlé avec véhémence et douceur. Son regard n'était certainement pas celui d'un amant qui contemple sa maîtresse, mais celui d'un pasteur qui rappelle sa brebis errante, ou plutôt celui d'un ange gardien surveillant l'âme qui lui a été confiée. Tous les hommes de talent, que ce soient des hommes de sentiment ou non, des prêtres zélés ou des despotes, pourvu toutefois qu'ils soient sincères, ont leurs moments sublimes lorsqu'ils règnent et soumettent. Je sentis pour Saint-John une vénération si forte que je me trouvai tout à coup arrivée au point que j'évitais depuis si longtemps. Je fus tentée de cesser toute lutte, de me laisser entraîner par le torrent de sa volonté, de m'engloutir dans le gouffre de son existence et d'y sacrifier ma vie. Il me dominait presque autant que m'avait autrefois dominée Mr Rochester, pour une cause différente; dans les deux cas, j'étais folle. Céder autrefois eût été manquer aux grands principes; céder maintenant eût été une erreur de jugement. Je vois tout cela clairement, à présent que la crise douloureuse est passée. Alors je n'avais pas conscience de ma folie.

Je me sentais impuissante sous le contact de ce prêtre; j'oubliai mes refus. Mes craintes se dissipèrent; mes efforts furent paralysés. Cette union que j'avais jadis repoussée devenait possible à mes yeux : tout changeait subitement. La religion m'appelait, les anges me faisaient signe de venir, Dieu commandait; la vie se déroulait rapidement devant moi; les portes de la mort s'ouvraient, et au delà me laissaient voir l'éternité. Il me semblait que, pour y être heureuse, je pourrais tout sacrifier en ce monde; cette sombre chambre me paraissait pleine de visions.

« Pourriez-vous vous décider maintenant ? me demanda le missionnaire.

Son accent était doux, et il m'attira amicalement vers lui. Oh ! combien cette douceur était plus puissante que la force ! Je pouvais résister à la colère de Saint-John; sa bonté me faisait plier comme un roseau : et pourtant, j'eus toujours conscience que, si je cédais, je m'en repentirais un jour. Une heure de prière solennelle n'avait pas pu changer sa nature; elle n'avait pu que l'élever.

« Je pourrais me décider si j'étais certaine, répondis-je; je pourrais jurer de devenir votre femme si j'étais convaincue que telle est la volonté de Dieu; et plus tard advienne que pourra !

—    Mes prières sont exaucées ! » s'écria Saint-John.

Il pressa plus fortement sa main sur ma tête, comme s'il se fût emparé de moi; il m'entoura de ses bras presque comme s'il m'eût aimée : je dis presque; je pouvais apprécier la différence, car je savais ce que c'est que d'être aimé; mais comme lui j'avais mis l'amour hors de question, et je ne pensais qu'au devoir. Des nuages flottaient encore devant mes yeux, et je luttais pour les écarter. Je désirais sincèrement et avec ardeur faire ce qui était bien, et je ne demandais au ciel que de me montrer le sentier à suivre. Jamais je n'avais été si excitée. Le lecteur jugera si ce qui se passa alors fut le résultat de mon exaltation.

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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