Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Il prit de nouveau son portefeuille, l'ouvrit, et y chercha quelque chose; de l'un des compartiments il tira un vieux morceau de papier qui semblait avoir été déchiré brusquement. Je reconnus la forme et les traits de pinceau de différentes couleurs du morceau enlevé au papier qui recouvrait le portrait de Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et je lus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots : Jane Eyre. J'avais probablement écrit cela dans un moment d'oubli.

« Briggs, continua-t-il, me parlait d'une Jane Eyre, et c'était également ce nom qui se trouvait dans les journaux; je connaissais une Jane Elliot; je confesse que j'avais des soupçons, mais je ne fus certain qu'hier dans l'après-midi. Avouez-vous votre nom et renoncez-vous au pseudonyme ?

—    Oui, oui; mais où est Mr Briggs ? Il en sait peut-être plus long que vous sur Mr Rochester.

—    Briggs est à Londres; je doute qu'il sache rien sur Mr Rochester; ce n'est pas Mr Rochester qui l'intéresse. Vous oubliez le point essentiel pour vous occuper de détails insignifiants; vous ne me demandez pas pourquoi Mr Briggs vous cherche, et pourquoi il a besoin de vous.

—    Eh bien ! pourquoi ?

—    Simplement pour vous dire que votre oncle, Mr Eyre, de Madère, est mort; qu'il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant vous êtes riche; simplement pour cela, rien de plus.

—    Moi, riche ?

—    Oui, vous, une riche héritière. »

Il y eut un moment de silence.

« Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela n'offrira aucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de suite en possession. Votre fortune est placée dans les fonds anglais. Briggs a le testament et tous les papiers nécessaires. »

C'était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de l'indigence pour devenir riche subitement, c'est même très beau; mais ce n'est pas une chose que l'on comprenne tout d'un coup et dont on puisse se réjouir entièrement dans le moment même. Il y a des joies bien plus enivrantes. Une fortune est un bonheur solide, tout terrestre, mais il n'a rien d'idéal; tout ce qui s'y rattache est calme, et la joie qu'on ressent ne peut pas se manifester avec enthousiasme; on ne saute pas, on ne chante pas. En apprenant qu'on est riche, on commence par songer aux responsabilités, par penser aux affaires : dans le fond, on est satisfait, mais il y a de graves soucis; on se contient, on reçoit la nouvelle de son bonheur avec un visage sérieux.

D'ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec les mots mort et funérailles. Mon oncle était mort : c'était mon seul parent. Depuis que je savais qu'il existait, j'avais nourri l'espérance de le voir un jour; maintenant je ne le pourrai plus. Puis cet argent ne venait qu'à moi seule, et non pas à moi et à une famille qui s'en serait réjouie; à moi toute seule. Certainement c'était un bonheur : je serai si heureuse d'être indépendante ! Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée gonflait mon cœur.

« Enfin, vous levez la tête, me dit Mr Rivers; je croyais que Méduse vous avait lancé un de ses regards et que vous étiez changée en statue de pierre. Probablement vous allez me demander maintenant à combien monte votre fortune.

—    Eh bien, oui; à combien monte-t-elle ?

—    Oh ! cela ne vaut même pas la peine d'en parler; on dit vingt mille livres sterling, je crois; mais qu'est-ce que cela ?

—    Vingt mille livres sterling ! »

Mon étonnement fut grand; j'avais compté sur quatre ou cinq mille; cette nouvelle me coupa la respiration pour un instant. Mr Saint-John, que je n'avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors à rire.

« Eh bien ! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais vous apprendre que votre crime est découvert, vous auriez l'air moins épouvantée.

—    C'est une forte somme; ne pensez-vous pas qu'il y a erreur ?

—    Pas le moins du monde.

—    Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n'y a-t-il que 2000 ?

—    C'est écrit en lettres et non pas en chiffres : vingt mille. »

Je me faisais l'effet d'un individu dont les facultés gastronomiques qui sont très grandes, et tout à coup se trouve assis seul levant une table préparée pour cent. Mr Rivers se leva et mit son manteau.

« Si la nuit n'était pas si mauvaise, dit-il, j'enverrais Anna vous tenir compagnie; vous avez l'air si malheureuse qu'il n'est pas très prudent de vous laisser seule; mais la pauvre Anna ne pourrait pas se tirer de la neige aussi bien que moi; ses jambes ne sont pas aussi longues; ainsi donc je me vois obligé de vous laisser à votre tristesse. Bonsoir. »

Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint.

« Arrêtez une minute ! m'écriai-je.

—    Eh bien ?

—    Je voudrais savoir pourquoi Mr Briggs vous a écrit pour apprendre des détails sur moi; comment il vous connaît, et ce qui a pu lui faire penser que, dans un pays écarté comme celui-ci, vous pourriez l'aider à me découvrir…

—    Oh ! me dit-il, c'est que je suis ministre, et les ministres sont souvent consultés dans les cas embarrassants. »

Il tourna de nouveau le loquet.

« Non, cela ne me satisfait pas ! m'écriai-je.

En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que ma curiosité, au lieu d'être satisfaite, n'en fut que piquée davantage.

« Il y a quelque chose d'étrange là dedans, ajoutai-je, et je veux tout savoir.

—    Une autre fois.

—    Non, ce soir, ce soir même ! »

Et comme il s'éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle et lui. Il semblait embarrassé.

« Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m'avoir tout dit.

—    Je préférerais que ce fût une autre fois.

—    Non, il le faut !

—    J'aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par Marie. »

Ces objections ne faisaient qu'accroître mon ardeur; je voulais être satisfaite, et tout de suite; je le lui dis.

« Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et difficile à persuader.

—    Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se débarrasser.

—    Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner.

—    Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a fait sortir toute la neige de votre manteau; l'eau en a profité pour couler sur le sol, qui maintenant ressemble à une rue inondée… Monsieur Rivers, si vous voulez que je vous pardonne jamais le crime d'avoir souillé le sable de ma cuisine, dites-moi ce que je désire savoir…

—    Eh bien ! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais à cause de votre persévérance, de même que la pierre cède sous le poids de la goutte d'eau qui tombe sans cesse; d'ailleurs il faudra toujours que vous le sachiez : autant maintenant que plus tard. Vous vous appelez Jane Eyre ?

—    Certainement ! nous l'avons déjà dit.

—    Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous ? J'ai été baptisé John Eyre Rivers.

—    Non, en vérité, je ne le savais pas; je me rappelle avoir vu la lettre E dans les initiales gravées sur les livres que vous m'avez prêtés; je ne me suis jamais demandé quel pouvait être votre nom; mais alors certainement… »

Je m'arrêtai; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer la pensée qui m'était venue; mais bientôt elle se changea pour moi en une grande probabilité; toutes les circonstances s'accordaient si bien ! la chaîne, qui jusque-là n'avait été qu'une série d'anneaux séparés et sans forme, commençait à s'étendre droite devant moi; chaque anneau était parfait et l'union complète. Avant que Saint-John eût parlé, un instinct m'avait avertie de tout. Mais comme je ne dois pas m'attendre à trouver le même instinct chez le lecteur, je répéterai l'explication donnée par Mr Rivers.

« Ma mère s'appelait Eyre, me dit-il; elle avait deux frères : l'un, ministre, avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead; l'autre. John Eyre, était commerçant à Madère. Mr Briggs, procureur de Mr Eyre, nous écrivit, au mois d'août dernier, pour nous apprendre la mort de notre oncle et pour nous dire qu'il avait laissé sa fortune à la fille de son frère le ministre, nous rejetant à cause d'une querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu'il n'avait jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit de nouveau pour nous apprendre qu'on ne pouvait pas retrouver l'héritière, et pour nous demander si nous savions quelque chose sur elle; un nom écrit par hasard sur un morceau de papier me l'a fait découvrir. Vous savez le reste… »

Il voulut de nouveau partir; mais je m'appuyai le dos contre la porte.

« Laissez-moi parler, dis-je; donnez-moi le temps de respirer. »

Je m'arrêtai; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la main, et paraissait assez calme. Je continuai :

« Votre mère était la sœur de mon père ?

—    Oui.

—    Par conséquent elle était ma tante ? »

Il fit un signe affirmatif.

« Mon oncle John était votre oncle ? Vous, Diana et Marie, vous êtes les enfants de sa sœur, et moi je suis la fille de son frère ?

—    Sans doute.

—    Alors vous êtes mes cousins; la moitié de notre sang coule de la même source ?

—    Oui, nous sommes cousins. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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